Dissertation de Philosophie (corrigé)
Introduction
La compréhension universelle qu’on puisse attribuer à autrui serait l’humanité, c’est-à-dire une infime parcelle de cet ensemble mais qui lui est tout à fait représentative. Autrement dit, autrui renvoie à une abstraction qui est impropre à désigner un individu dans sa particularité. Pris dans sa forme impersonnelle, l’autre se donne en face de moi, en tant que présence et conscience, comme le reflet d’un miroir qui ne m’est point étranger. Et pourtant, je sais d’emblée que je suis en dehors d’autrui, et que les traits que j’identifie sont différents des miens. Mais en restant dans une pure abstraction, c’est-à-dire sans une présence, autrui devient en terme insignifiant. Afin que je puisse appréhender autrui, il faut également que je devienne l’autre pour cet autrui, ce qui veut dire que je dois me présenter tout autant de la même manière qu’autrui. « Seuls les sens, seule l’intuition me donne quelque chose comme sujet », constate Feuerbach dans son livre Manifestations philosophiques. La position du Je par rapport au Tu doit être parfaitement symétrique pour que la saisie puisse s’opérer, or cette expérience ne signifie pas une identité des deux. La conscience, par son propre éveil, a-t-elle le pouvoir d’inférer la connaissance de ce qui est en dehors d’elle ? Cette problématique sera élucidée à travers les trois paragraphes qui suivent : premièrement, je me place devant autrui selon une identité de conscience ; deuxièmement, je constate des différences purement objectives entre moi et autrui ; et troisièmement, mon rapport avec autrui se fait dans le cadre de la subjectivité.
I) Ma conscience et celle d’autrui sont désignées par le Je
Je suis placé dans un monde où le cadre spatio-temporel me permet de me situer et de situer les choses qui m’environnent. Le déploiement de ma conscience se fait alors que je saisis avec clarté les phénomènes du monde, et que je participe à cette situation en tant que spectateur inséré dans ce milieu. C’est la conscience de quelque chose qui me précise que je suis celui qui a conscience, et que je suis nettement différent de ces phénomènes. Mais afin de confirmer que j’ai également conscience de moi-même, il faudrait avoir conscience de cette conscience. Il s’agit alors d’une sorte d’introspection qui me situe dans mon propre être, une conscience de soi dont j’ai la certitude par moi-même. C’est en ce sens que Husserl s’exprime dans L’idée de la phénoménologie : « Si je mets en question le moi, et le monde, et le vécu en tant que vécu du moi, alors, de la vue réflexive dirigée simplement sur ce qui est donné dans l’aperception du vécu en question, sur mon moi, résulte le phénomène de cette aperception ». Cette saisie du phénomène par la conscience prouve que c’est ma propre conscience qui intervient prioritairement, et que cela me permet de m’affirmer à la première personne, en tant que Je. Or, cette conscience de soi se heurte à la présence d’une autre conscience qui m’est étrangère au même titre que les objets du monde. Et pourtant, elle m’apparaît non pas comme objet, mais comme sujet qui comporte la même conscience. On peut certes la déduire de par une analogie, sans que je me réfère à ce que je vois en tant que corps semblable au mien. Toutefois, c’est uniquement par la conscience que je peux saisir autrui dans son altérité, c’est-à-dire que l’évidence de mon être en tant que sujet se reconnaît dans celui qui me fait face, également sujet. Comme disait Hegel dans sa Propédeutique philosophique : « Le Je étant ainsi objet pour le Je, il est pour lui, à cet égard, comme le même Je qu’il est lui-même. En l’autre, c’est de lui-même qu’il a l’intuition. Comme il m’est impossible de démontrer aux autres que je suis conscient de moi-même, je ne peux ajouter autre chose au contenu de ma conscience face à l’évidence d’autrui comme sujet. Ainsi, la présence d’autrui n’est pas similaire aux autres phénomènes se déroulant dans ma conscience. En effet, la conscience d’objet fait intervenir nécessairement la perception, tandis qu’autrui se révèle à moi dans sa pure compréhension, et ce, même dans l’absence de son corps. Autrui renvoie à un contenu existant dans le monde, mais sa désignation en tant que sujet ne repose aucunement dans son enveloppe corporelle. Voici l’explication fournie par Descartes dans sa Méditation sixième : « Il est certain que ce moi, c’est-à-dire mon âme, par laquelle je suis ce que je suis, est entièrement et véritablement distincte de mon corps, et qu’elle peut être et exister sans lui ».
À travers ma conscience, je suis capable de distinguer ce qu’il y a de différent entre un phénomène du monde et autrui désigné comme sujet, et je ne puis me l’expliquer sans me heurter à une évidence. Mais puisque c’est toujours à l’intérieur de l’expérience concrète que je fais la reconnaissance d’autrui, je le désigne dans le sens d’un individu particulier.
II) Mon corps est différent du corps d’autrui
Dans le rapport de ma conscience avec celle d’autrui, il faudrait m’assurer au préalable qu’autrui existe vraiment. Sans pouvoir désigner lequel des individus constituant l’humanité il s’agit, je dois quand même certifier que ce n’est pas le fruit d’une multiplication abstraite opérée par ma conscience. Ainsi, une conscience semblable à la mienne remplit les conditions nécessaires pour valider une existence, à savoir un support corporel. Cela dit, autrui existe sous forme de corps que je perçois individuellement, renfermant de manière identique des sujets de conscience. Voilà la première différence à laquelle je fais face : occupant deux points différents dans l’espace, je peux alors certifier que je ne suis pas autrui, et inversement autrui n’est pas moi. C’est dans ce point de vue que Merleau-Ponty écrit ce passage de sa Phénoménologie de la perception disant : « Les hommes et moi-même comme être empirique, nous ne sommes que des mécaniques qui se remuent par ressorts ; le vrai sujet est sans second, cette conscience qui se cacherait dans un morceau de chair saignante est la plus absurde des qualités occultes ». Cela signifie que ma conscience se place dans l’intimité de mon corps, et ce dernier étant le moteur ultime de la perception. En d’autres termes, il n’y a pas de conscience sans perception, et il n’y a pas de perception sans le corps. En assimilant le corps avec la conscience, comme étant à la fois percevant et perçu, nous perdons l’assurance selon laquelle c’est en tant que sujet que je peux reconnaître autrui. Je désigne alors autrui comme corps avec des caractéristiques que je peux déterminer distinctement. L’identité que je réalise entre les deux consciences a été médiatisée par le corps, mais ce corps lui-même, puisqu’il appartient à autrui, ne peut être classé parmi les objets, ni être assimilé à la conscience. C’est pourquoi Jean Paul Sartre déclare ceci dans L’Être et le Néant : « Cette contingence perpétuellement évanescente de l’en-soi qui hante le pour-soi et le rattache à l’être-en-soi sans jamais se laisser saisir, c’est ce que nous nommerons la facticité du pour-soi. C’est cette facticité qui permet de dire qu’il est, qu’il existe ». La présence du corps pose problème dans le sens où je ne peux pas en faire abstraction pour faire valoir la conscience dans sa pureté. Cela dit, il est certain qu’autrui a un corps qui n’est pas identique à la mienne, alors que je devrais le poser également comme sujet pensant. La différence qui subsiste entre nous n’est pas un problème en soi, toutefois il m’est désormais impossible de poser autrui comme une pure conscience. Ce que je puis affirmer concernant autrui, c’est qu’il existe concrètement par son corps, et cette différence dans l’espace et selon ses attributs extérieurs entre son corps et le mien, précède même l’intuition de l’identité de conscience. Cet extrait du Traité de la nature humaine de Hume illustre clairement cette idée : « Si toutes mes perceptions étaient supprimées par la mort et que je ne puisse ni penser, ni sentir, ni voir, ni aimer, ni haïr après la dissolution de mon corps, je serais entièrement annihilé et je ne conçois pas ce qu’il faudrait de plus pour faire de moi un parfait néant ».
La différence que je perçois entre le corps d’autrui et le mien se met en parallèle avec l’identité de notre conscience. Afin de saisir autrui dans son authenticité, je dois me placer dans une subjectivité qui m’ouvre vers des perspectives que moi seul puisse connaître.
III) Je suis tendu vers autrui par la subjectivité
La subjectivité n’est pas une connexion abstraite entre deux consciences, au contraire elle débute avec le dévoilement de l’autre, laissant une ouverture qui s’étend à l’infini. Autrui ne m’est donc jamais connu, mais pour moi il n’est pas un étranger, puisque le fait de le désigner comme étranger renvoie déjà à une frontière limitant le connu et l’inconnu. La subjectivité se déploie essentiellement dans la présence de l’autre, où les fruits de la perception sont reçus à travers l’intuition. Tout compte fait, les données de la conscience se donnent comme intuition, c’est-à-dire ce qui s’offre à moi à travers une expérience immédiate. Voici un extrait de la Critique de la Raison pure de Kant, expliquant la « La représentation qui peut être donnée avant toute pensée s’appelle intuition. Par conséquent tout le divers de l’intuition a un rapport nécessaire au je pense dans le même sujet où se rencontre ce divers ». L’identité est posée à l’avance afin de rendre l’intuition possible, la différence est cet écart qui demeure inassouvi et inexpliqué, tel qu’il est mis en évidence par la subjectivité. Par conséquent, il m’est impossible d’inférer une connaissance sur autrui parce que je me place dans une attitude subjective. Ce qui m’est permis de dire sur autrui est qu’il est en dehors de moi, et ni l’identité ni la différence entre nous ne peuvent être posées comme un absolu. C’est le rapport intersubjectif entre moi et autrui qui est nécessaire, tandis que la saisie de l’autre comme identité ou différence est une facticité. « La conscience n’est en somme qu’un réseau de liens entre les hommes, et elle n’aurait pu prendre un autre développement. A vivre isolé, telle une bête féroce, l’homme aurait pu fort bien s’en passer ». affirme Nietzsche dans son ouvrage Le Gai savoir. En effet, l’identité est un lien posé par le sujet parce que la différence est toujours et déjà présente dans ce qui est. L’approche est légèrement différente lorsqu’il s’agit d’une rencontre entre deux sujets : elle se limite d’emblée par cette rencontre et n’engendre aucun savoir. Il n’y a pas de connaissance du sujet, on a plutôt affaire à une reconnaissance, c’est-à-dire une identité de soi avec l’autre mais qui n’est rendue possible que par une différence. La conscience est alors l’état par excellence par lequel la subjectivité s’opère, et c’est la conscience qui caractérise même la notion de sujet. Cela se traduit par cet extrait de Logique de la philosophie, écrit par Eric Weil : « Tout ce que l’homme peut dire de lui dans l’attitude de la conscience est : je suis ».
Conclusion
Pour savoir si autrui est vraiment un autre qui m’est identique, je dois le poser comme sujet. En effet, il n’y a pas de preuve possible, nécessitant des arguments extérieurs, pour certifier qu’autrui est un sujet comme moi. Mais la première différence que je perçois entre moi et autrui se situe alors dans le corps, une substance à laquelle je suis rattaché. Il s’agit d’une différence qui se situe certes en dehors de la conscience, ce qui fait obstacle à la compréhension d’autrui comme sujet pur. La rencontre entre deux sujets se décrit par la subjectivité, un phénomène de la conscience qui écarte toute tentative de connaissance. Dans la subjectivité, moi et autrui sommes placés dans un face à face qui laisse à la fois surgir l’identité et la différence. Autrui a-t-il un sens en dehors de ce que je lui fournis ?