Dissertation de philosophie (corrigé)
Introduction
Nombreux sont ceux qui méprisent la philosophie, car on accuse celle-ci d’être une perte de temps et une divagation vers ce qui n’est point réel. Les hommes du commun, par contre, fixent immédiatement le réel afin de ne pas perdre de temps, mais reviennent enfin vers la réflexion lorsqu’ils n’ont pas pu figer le réel dans le temps, et n’ont pas compris pourquoi le temps est-il dépourvu de réalité. Ces deux entités abstraites, à savoir le réel et le temps, donnent alors sens à la pensée métaphysique qui est le noyau même de la philosophie. Cette explication offerte par Kant dans sa Critique de la Raison pure l’atteste : « La Métaphysique, connaissance spéculative de la raison tout à fait isolée et qui s’élève complètement au-dessus des enseignements de l’expérience par de simples concepts ». Cela dit, le réel et le temps devraient être pensés dans ce cadre abstrait, mais également orientés vers leur concrétude. Le temps est-il une modalité de la pensée qui atteste l’intelligibilité du réel ? Dans un premier paragraphe, nous expliquerons le temps comme étant un attribut de la conscience ; dans le second, nous analyserons le temps en tant que concept métaphysique ; et dans le troisième et dernier, nous conclurons que le réel prime sur le temps, quel que soit le cadre dans lequel nous le pensons.
I) La pensée est à la fois conscience du réel et du temps
Une pensée pertinente ne peut percer la certitude tant qu’elle n’est pas accompagnée d’une conscience de soi. Je sais que je suis réellement en train de penser, parce que j’ai conscience de cette pensée, et que cette dernière provient de moi en tant que sujet pensant qui possède un corps. Cela dit, le contenu de ma pensée m’apparaît comme quelque chose de réel, non pas forcément comme un existant devant moi, mais comme un être appartenant au monde. Toutefois, je peux toujours exercer ma pensée même si je ne suis pas conscient de cette action, néanmoins, j’ai clairement conscience de l’objet auquel je pense. L’explication de Husserl dans son livre Méditations cartésiennes va dans ce sens : « Le mot intentionnalité ne signifie rien d’autre que cette particularité foncière et générale qu’a la conscience d’être conscience de de quelque chose, de porter, en sa qualité de cogito, son cogitatum en elle-même ». Ce qui nous intéresse, c’est cette linéarité entre la pensée et la conscience, offrant une assurance claire à la réalité de l’objet. Le réel tel qu’il se donne à penser est donc un objet concret qui appartient au monde physique, et doté de divers attributs à travers lesquels nos sens le perçoivent. Une fois que cet objet est posé comme concret, notre entendement le soumet à ses facultés, tel que le monde en général se présente à lui, à savoir l’espace et le temps. En effet, il est inconcevable pour la pensée de comprendre le temps sans qu’il se réfère au monde physique, et surtout à la conscience de ces objets qui sont inclus dans cette référence capitale qu’est le temps. Comme disait Merleau-Ponty dans son ouvrage Phénoménologie de la perception : « Le passage du présent à un autre présent, je ne le pense pas, je n’en suis pas le spectateur, je l’effectue, je suis déjà au présent qui va venir comme mon geste est déjà à son but, je suis moi-même le temps, un temps qui « demeure » et ne « s’écoule ni ne « change » ». Et si nous nous aventurons à penser le temps, sa représentation avec une ligne droite tendue à l’infini ne reflète pas véritablement la réalité qui lui est associée : nous avons besoin de repères significatifs pour montrer que le monde a changé à travers le temps. Les moments où nous avons vraiment conscience du temps, c’est lorsque nous sommes concentrés sur un évènement, ou bien en faisant une introspection et un projet sur notre vie, ce qui est toujours relaté à la modalité d’un objet. C’est ainsi que Bergson, dans Matière et mémoire, écrit : « C’est comme un événement de ma vie ; il a pour essence de porter une date, et de ne pouvoir par conséquent se répéter ».
En ayant conscience des objets du monde, j’ai compris dans la même foulée ce que le temps signifie, à savoir la conscience du changement qui s’opère dans l’objet, puis représentée schématiquement dans la pensée. Cependant, je peux très bien exercer ma pensée sans faire entrer le temps en jeu, en pénétrant dans l’arène de la métaphysique.
II) La métaphysique est un exercice de la pensée pure
Le problème fondamental qui a le plus nourri la littérature philosophique à travers son histoire, est celui de l’Être ainsi que son opposé le Néant. Ceux qui sont étrangers à la philosophie déclareront volontiers que ces entités relèvent entièrement de la pure fiction, ce qui n’est pas totalement faux. Porté dans l’abstraction pure, l’Être laisse apparaître la pensée telle qu’elle se dévoile dans son essence. Cela dit, c’est une erreur fondamentale de classer la pensée comme étant le rien, au même titre que de considérer le temps comme le ce qui n’est pas. Ainsi, les êtres abstraits constituent bel et bien un objet de pensée, et la pensée est également tout à fait capable de se penser elle-même. Ici, nous avons affaire à une toute autre catégorie de réel, communément désignée par la métaphysique. Leibniz le décrit en ces termes : « De notre temps quelques hommes éminents se sont aussi appliqués à la Philosophie première, mais jusqu’ici sans beaucoup de succès ». Ce que l’auteur voudrait insinuer par ce manque de succès, c’est l’application vide dans le cours des choses du monde physique. Ainsi, je peux qualifier d’infructueux le fait de penser à des choses abstraites, ou encore le fait de penser les choses d’une manière abstraite. Le temps, qui est par excellence qualifié comme étant une notion abstraite, est cependant le cadre dans lequel s’exercent nos réflexions, qui ne sont pas nécessairement vides de sens. Dans ce cas précis, nous pouvons encore le rapporter à la conscience, mais en tant que simple conscience du temps en tant que pure essence. Schopenhauer, dans Le monde comme volonté et comme représentation, comprend la métaphysique comme suit : « Par métaphysique, j’entends tout ce qui a la prétention d’être une connaissance dépassant l’expérience, c’est-à-dire les phénomènes donnés, et qui tend à expliquer par quoi la nature est conditionnée dans un sens ou dans un autre ». C’est ainsi alors que le temps puisse être compris selon la métaphysique, au même titre que toutes les autres notions abstraites. Et même si nous nous référons à l’observation des phénomènes, nous pouvons toujours en dégager que le temps est de l’ordre de la pensée pure. En tout cas, la métaphysique peut très bien penser le temps, et même le comprendre en tant qu’éternité, ce qui est exempt de tout contenu physique. L’éternité est donc une réalité à part entière qui nie la temporalité, où il n’est pas nécessaire de la vivre pour la comprendre. Ce constat est tellement typique de la philosophie, tel qu’il est traduit par ce passage des Questions I de Heidegger : « Mais la question de l’essence ne nous égare-t-elle pas dans le vide universel abstrait qui coupe le souffle à toute pensée ? »
Dans le cadre de la métaphysique, les êtres abstraits ne sont pas soumis au temps, tandis que le temps lui-même ne se rapporte à aucune autre être physique. Par conséquent, la pensée pure est tout à fait capable de saisir le réel en dehors du temps.
III) Le temps est un attribut de la pensée et non du réel
Le fait de penser à quelque chose signifie que la chose ne m’est pas donnée au préalable : c’est moi qui fais l’approche à travers ma pensée. Et puisque la chose m’est inconnue, tout ce que je puis savoir sur elle est intimement relié à la nature de ma pensée. Ainsi, la condition de l’exercice de la pensée ne dépend pas de la nature de l’objet, et elle trouvera toujours un langage pour dire celui-ci. Si l’objet est hors de la portée de la pensée, tels que le sont les êtres métaphysiques, il s’agit d’une délimitation après coup : la pensée a déjà exercé ses facultés, donc le résultat de ses investigations ne peut être du vide complet. Les quelques notions qu’elle a pu tirer de sa réflexion sont certes limitées, mais c’est déjà un contenu de l’objet. Voici un passage très pertinent des Remarques philosophiques de Wittgenstein : « L’analyse logique est l’analyse de quelque chose que nous avons, non de quelque chose que nous n’avons pas. Elle est donc l’analyse des propositions comme elles sont ». En réfléchissant sur le réel dans son aspect abstrait, nous n’avons pas besoin d’une référence temporelle, car il n’y a pas de changement à observer chez un être abstrait. Et pourtant, notre pensée est tout à fait agile à le saisir indépendamment du temps, et nous avons le loisir de débiter autant de propositions le concernant. Certains riposteront en disant que cette liberté n’aboutirait à aucune vérité, et que penser dans le faux est synonyme de ne pas penser du tout. En effet, aucune pensée ne peut continuer dans la conviction qu’elle est dans l’erreur, qui plus est rectifier une erreur c’est déjà penser le réel à deux fois. Par conséquent, il est tout à fait possible de penser le réel quelle que soit la valeur de vérité qui en découle. C’est pourquoi Jules Lagneau exprime dans ses Célèbres leçons et fragments : « L’esprit agit en tant qu’il affirme. Il agit, c’est-à-dire qu’il n’est pas déterminé par ce qu’il aperçoit, qu’il ne le subit pas ». Toutefois, le concept de temps fait fructifier notre pensée lorsqu’on l’applique dans le cadre de l’observation des phénomènes. Lorsque nous pensons le réel à l’intérieur du temps, et c’est ce qui se produit le plus souvent, nous nous référons à son aspect scientifique. D’ailleurs, il nous est impossible de ne pas se servir du concept de temps dans le domaine scientifique. A travers notre côté intuitif, nous avons également conscience du temps, ce qui fait intervenir notre côté affectif : c’est le vécu, la mémoire, ou encore l’attente. Dans notre quotidien, il n’est pas réellement question de penser le temps, mais de le vivre à travers la conscience. Il en est de même pour la science, où le temps est une unité de mesure, mais ne fait pas l’objet d’une étude. Cette relation du temps avec notre conscience est particulièrement similaire à cette réflexion de Kierkegaard dans son Post-scriptum non scientifique et définitif aux miettes philosophiques : « Mais exister vraiment, c’est-à-dire imprégner de conscience son existence que l’on domine pour ainsi dire de la distance de l’éternité ».
Conclusion
La conscience est ce qui atteste l’exercice de la pensée, ainsi que l’existence réelle du corps et du monde physique. Pour penser le réel, je pars alors de la certitude selon laquelle cet objet fait partie du monde, que ce soit en tant que possible ou déjà en effectivité. Ainsi, penser un objet renvoie à le penser dans l’intervalle temporel, c’est-à-dire observer les multiples changements à travers ces instants, tantôt continus selon la pensée, tantôt ponctués selon les évènements. Et pourtant, ceux qui sont initiés à la métaphysique réaliseront que l’Être est ce qui mérite d’être objet de pensée, bien qu’il ne se réfère à aucune notion particulière dans le monde physique. Il en est de même lorsque je pense à l’abstrait tel que les êtres mathématiques, où nous avons seulement conscience de cette pensée, alors qu’il n’y a pas d’objet concret auquel s’adresse la conscience. Pour penser le réel dans un sens métaphysique, le soumettre au temps ne nous est donc pas d’une grande utilité. En effet, il n’y a pas de changement à observer, car la métaphysique se focalise sur la recherche de l’essence, ce qui n’est pas de l’ordre des phénomènes et du temps. Le temps serait-il le produit d’une fiction de la pensée ?