Dissertation de Philosophie (corrigé)
Introduction
La philosophie est la seule discipline qui se renie elle-même, qui remet en question ses propres convictions et secoue la force de ses outils. Voulant prétendre à l’universalité, elle part de la raison pour l’identifier au réel, puisque la raison seule peut présenter cette qualité universelle. C’est l’unique voie pour aboutir à une connaissance vraie, pourtant l’on observe des obstacles que la science ne peut pas dépasser, ce qui provient de la nature complexe du réel se rebellant à l’universalité. La science et la philosophie n’interviennent que partiellement dans le quotidien des hommes, chacun pose alors son propre système pour interpréter ce qui est. « Ce qui a besoin d’être démontré pour être cru, ne vaut pas grand-chose. Partout où l’autorité est encore de bon ton, partout où l’on ne « raisonne » pas, mais où l’on commande, le dialecticien est une sorte de polichinelle », avance Nietzsche dans Le crépuscule des idoles. Si nous nous résignons à ce que la connaissance nous propose, nous n’aurons pas besoin d’interpréter quoi que ce soit. Cependant, l’interprétation devient un défi contre les cadres officiels bâtis par la raison. L’homme a-t-il quelque chose à dire de vrai en opérant avec la liberté de son jugement ? Cette problématique sera analysée à travers trois paragraphes distincts : le premier sera une explication des frontières du vrai et du faux par l’usage de la raison ; le deuxième sera un dépassement de l’irrationnel, ce qui n’est possible que par la reformulation des principes de la raison ; et le troisième sera une synthèse qui mettra la raison au même rang que tous les autres systèmes débiteurs de jugement.
I) La raison est ce qui valide le jugement de l’homme
Le monde de la connaissance a connu un détour important au moment où la philosophie a voulu connaître la pensée, c’est-à-dire que la raison est devenue l’objet à connaître. C’est par la naissance de la philosophie que l’essence de la vérité s’est dévoilée, non plus via l’expérience, mais via la validation de la raison. La science, qui est le premier produit de la raison dans son effectivité, reçoit donc le sceau de la vérité, et qui sera l’ultime unité de mesure pour dire ce qui est, et pour nier ce qui n’est pas. Et puisque la raison est ce qu’il y a de plus intime à la nature de l’homme, il n’y a plus de doute sur ce qu’il énonce comme vérité. « Telle est l’impression qu’ils font, à eux-mêmes et aux autres ; et ceci est clair : ils n’ont jamais rien appris qui vienne de moi, mais ils ont trouvé eux-mêmes, à partir d’eux-mêmes, une foule de belles choses, et en demeurent les possesseurs », écrit Platon dans son livre Théétète. Ce n’est pas le monde qui a suggéré à l’homme que la vérité doit être recherchée, au contraire il découle de sa nature raisonnable de la poser comme premier principe pour l’élaboration de la connaissance. La vérité se reconnaît donc par elle-même, et bien que la science se développe via des démonstrations, cela ne produit aucune force de conviction que parce que sa vérité est d’une évidence telle la lumière du jour. En effet, la profondeur de la science réside essentiellement dans sa fidélité à la raison, la connaissance qu’elle offre à propos de son objet est une sorte d’application de ce principe. C’est pourquoi Cicéron énonce ce passage dans son ouvrage Traité du devoir : « Dès que nous sommes délivrés des affaires indispensables et des soucis, nous désirons voir, entendre, apprendre ; nous tenons comme nécessaire au bonheur de la vie la connaissance des choses cachées et des faits étonnants ». En sachant que la vérité existe, nous sommes enclins à donner un contenu à cette vérité. Cela se manifeste par le désir de connaître et de juger selon la lumière de la raison. Il n’y a donc aucune connaissance possible que par la reconnaissance de la raison, ce qui mène à des critères de jugement séparant le vrai et le faux. Nous ne pouvons rien affirmer concernant le monde si la raison n’intervient pas pour circonscrire le champ de cette vérité. Ainsi, la vérité est donc l’unité de mesure pour que l’homme puisse débiter un discours valable, et son jugement repose sur son attachement intime à la raison. Tout comme la science, les autres discours s’appuyant sur la raison acquièrent un statut de vérité. Comme disait Kant dans sa Critique de la Raison pure : « La raison ne se rapporte jamais directement à un objet, mais simplement à l’entendement et, par le moyen de celui-ci, à son propre usage empirique ».
La connaissance obtient une base certaine via l’éclairage apporté par la raison, distinguant le vrai du faux. Pour cela, le vrai et le faux coexistent que ce soit dans le concret ou dans la pensée, ce qui nous conduit à trouver une manière d’interpréter le faux.
II) La raison est incapable de signifier le faux
Parmi tous les objets qui existent dans le monde, la pensée déploie un langage les concernant en énonçant des propositions vraies. Il est possible que l’homme tombe parfois sur des propositions fausses à cause d’un égarement de la pensée, et cette erreur sera aussitôt écartée. Il est vrai que cette fausseté est de l’ordre du langage et non de l’objet en lui-même, c’est-à-dire c’est la pensée qui se prononce en faveur de l’objet. Or, pour dire l’objet, il faut être en présence de celui-ci, et le dire le concernant est le reflet de son apparence. Si une proposition est fausse, l’apparence en est l’origine, et pourtant cette apparence fait partie du mode d’être de l’objet. La pensée donne un langage sur ce qui apparaît, et même pour saisir l’essence, elle doit passer par l’objet qui apparaît. Voici une explication fournie par Aristote dans sa Métaphysique : « L’être se prend en de multiples sens, suivant les distinctions que nous avons précédemment faites dans le livre des Acceptions multiples : en un sens, il signifie ce qu’est la chose, la substance, et, en un autre sens, il signifie une qualité, ou une quantité, ou l’un des prédicats de cette sorte ». Dans le domaine scientifique, l’objet est saisi précisément dans sa matérialité, mais son discours offre une pertinence qui ne contient aucune ombre de fausseté. Cependant, la science se heurte à une impasse lorsqu’elle fait face à un objet qui dépasse sa compréhension, autrement dit qui ne cadre pas dans sa logique propre. Elle la rejette tout simplement dans le domaine de l’irrationnel, ou bien elle serait obligée d’étendre à l’infini ses schémas de compréhension pour correspondre à la multiplicité de l’apparence de son objet. Husserl dénonce cette contradiction interne de la démarche scientifique via ce passage de L’idée de la phénoménologie : « Je rappelle les tentatives si répandues de fonder la théorie de la connaissance sur la psychologie de la connaissance et sur la biologie. De nos jours, les réactions se multiplient contre ces funestes préjugés. Ce sont bien en effet des préjugés ». La science et la philosophie excellent dans l’application de la rationalité, et leur tâche consiste à bannir l’irrationnel de leur langage. La pensée ne peut pas en effet être irrationnelle, et la distinction du vrai et du faux repose essentiellement sur la méthode de la rationalité. Ainsi, les objets irrationnels sont inévitablement sources de propositions fausses, d’où le devoir de la raison à se corriger elle-même, ou bien à corriger l’objet dans le sens du rationnel. Hegel, dans La Raison dans l’histoire, souligne particulièrement cette prévalence de la raison face aux modalités des objets du monde : « Il y est démontré par la connaissance spéculative que la raison_ nous pouvons ici nous en tenir à ce terme sans insister davantage sur la relation et le rapport à Dieu_ est la substance, la puissance infinie, la matière infinie de toute vie naturelle et spirituelle, et aussi la forme infinie, la réalisation de ce contenu ».
Une fausseté qui provient de l’objet est incomprise par la raison : cette dernière doit alors reformuler ses principes ou alors classer le faux qui se rebelle dans le domaine de l’irrationnel. C’est la raison pour laquelle l’interprétation, un système consistant à créer du sens à la marge de la raison, est le mieux placé pour offrir un jugement.
III) L’irrationnel n’est pas tenu en compte dans le domaine de l’interprétation
Nous avons remis en surface les défaillances internes du système scientifique, dont l’origine est la croyance philosophique selon laquelle la pensée tendrait inévitablement vers l’unité. L’interprétation, pour sa part, ne pose aucun a priori en rencontrant le phénomène : elle la saisit dans sa nouveauté et sa particularité, sans se référer à ce qu’il y a de ressemblance avec les autres objets. Donner du sens renvoie à écouter parler l’objet, tel qu’il se manifeste à partir des signes. Et ces signes ne sont pas ordonnés selon la raison, au contraire ce sont eux qui dictent à la pensée leur propre sens. Kierkegaard exprime clairement ce caractère ambigu de la science, incompatible avec l’infinité de possibilités de l’existence, selon cet extrait des Thèses possibles et réelles de Lessing : « Ainsi, un système et un tout clos sont à peu près une seule et même chose, donc, quand le système n’est pas fini, il n’y a pas de système. J’ai déjà rappelé à un autre endroit qu’un système qui n’est pas tout à fait fini est une hypothèse ; par contre, un système à moitié fini est un non-sens ». L’interprétation n’est pas de l’ordre de la connaissance rationnelle, elle consiste essentiellement à s’écarter du système clos offert par la science. Par conséquent, un jugement issu d’une interprétation n’est pas de l’ordre du vrai et du faux, il déploie un sens à ce qui est, il ne s’intéresse pas à son contraire ni à la possibilité de ce contraire. Certes, l’interprétation s’apparente à une liberté totale de jugement, mais en réalité le jugement est déjà une opinion provenant du sujet. C’est le signe qui suggère cette liberté d’interprétation, notamment vers une continuité de sens qui ne s’excluent pas. Cela se traduit par cette citation de Jean-Paul Sartre tirée de L’existentialisme est un humanisme : « Il n’y a pas d’autre univers qu’un univers humain, l’univers de la subjectivité humaine ». Finalement, on peut en déduire que la science, pour être plus cohérente avec son objet, ne peut pas clore entièrement son système. En effet, le terme irrationnel n’a de sens que par l’intervention de la raison, mais à travers le rôle de l’interprétation, il n’y aura plus de rationnel ni d’irrationnel. Dans le champ infini de l’interprétation, la raison est un outil parmi tant d’autres qui présente ses limites, et qui sera obligé de s’ouvrir aux suggestions faites par les objets du monde. En somme, le langage de l’interprétation ne donne pas une vérité, ni son contraire non plus, puisqu’il ne s’agit pas d’un système. Comme disait Rorty dans son livre Science et solidarité : « Les systèmes humains de croyance ne sont soumis à aucun destin comparable et ils ne sont pas structurés axiomatiquement ».
Conclusion
La raison a prouvé par les œuvres qu’elle ne se limite pas dans le domaine du fictif, mais a créé une institution concrète fidèle à ses préceptes, à savoir la science. Par la suite, la vérité de la science ou de la philosophie fonde le jugement, puisqu’il faut connaître au préalable la distinction entre le vrai et le faux, selon des principes universels, pour pouvoir énoncer quelque chose sur le monde. Remarquons cependant qu’une proposition fausse ne provient pas toujours d’une erreur de la pensée. Puisque le faux est désormais une réalité, c’est parce qu’elle est inscrite dans l’apparence même. Pour que l’édifice de la rationalité se maintienne, il faudrait poser l’hypothèse qu’il existe des objets irrationnels en soi. En réalité, la mise en pratique des théories scientifiques rencontre inévitablement le non-sens, à cause de la nature close du système. La science sera donc considérée comme une sorte d’interprétation, bien qu’elle porte toujours cette étiquette de rationalité. La raison perdra-t-elle son statut en se conformant à la nature changeante du monde ?