Dissertations

Peut-on être insensible face à l’injustice ?

Ecrit par Toute La Philo

Dissertation de Philosophie (corrigé)

Introduction

Il est plus facile de théoriser la justice plutôt que de la pratiquer, mais il est également très aisé de se sentir accablé par l’injustice au lieu de l’éradiquer. D’une part, l’homme possède un certain penchant pour les choses interdites, et d’autre part il aspire également à cultiver son image devant ses semblables. Mais aussi, le monde des hommes est marqué par le sceau de l’imperfection, ce qui offre un argument de taille pour pratiquer le vice de temps en temps. Bien que la réalité se décrit avec des couleurs des plus sombres, nous avons également la possibilité de rêver à un monde meilleur. Considérons cet extrait du livre Le citoyen contre les pouvoirs d’Alain : « La guerre est de religion, et de cérémonie. C’est la messe de l’Homme, ou la célébration de ce qui est propre à l’homme ; car les animaux les plus féroces songent d’abord à préserver leur vie ». La violence, qui est la forme la plus élevée de l’injustice, est devenue une pratique courante où participent les différentes couches de la société. L’armée, qui transforme la violence en institution, ne laisse pas penser au premier abord à l’injustice, jusqu’au moment où ses forces sont déployées dans l’effectif. Avons-nous le droit de faire des compromis avec l’injustice, selon ses formes instituées ou les plus banales ? La réponse à cette problématique sera donnée à l’intérieur des trois paragraphes qui suivent : premièrement, l’injustice est contraire à la morale et à la raison ; deuxièmement, l’homme ne peut pas échapper à l’injustice ; et troisièmement, la lutte contre l’injustice est un effort constant dans le temps.

I) La justice est la plus haute qualité de l’homme

Même pour ceux qui n’ont pas encore subi une terrible injustice, on peut comprendre naturellement que les choses de ce bas monde doivent être régies par la justice. La raison ne peut non plus exclure ce principe en réfléchissant sur la pratique, de sorte que le désordre et l’anarchie aboutissent nécessairement à une perte totale pour l’humanité. Les autres vertus sont d’ailleurs en promiscuité avec la justice, dans le sens où la gentillesse, la tolérance ou encore le courage ne peuvent se rencontrer chez une personne qui ne soit pas juste. En effet, la justice est bénéfique pour soi-même et pour les autres, et il est donc souhaitable que tous les individus qui composent la société disposent de cette qualité primordiale. Kant fournit cette explication dans son livre Fondement de la métaphysique des mœurs : « Les êtres raisonnables sont appelés des personnes , parce que leur nature les désigne déjà comme des fins en soi, c’est-à-dire comme quelque chose qui ne peut pas être employé simplement comme moyen, quelque chose qui par suite limite d’autant toute faculté d’agir comme bon nous semble (et qui est un objet de respect) ». En d’autres termes, nous avons appris le sens de la justice à travers une éducation morale, et la volonté de l’exécuter au quotidien n’est pas motivée par une récompense matérielle. C’est la satisfaction désintéressée d’avoir fait du bien à autrui qui décrit avec pertinence la justice, surtout dans le cas où nous avons affaire à des personnes de basse condition. D’ailleurs, nous sommes enclins à faire le bien autour de nous surtout à travers ce constat qu’il existe des personnes vulnérables et plongées dans des situations qu’elles n’ont pas choisies. Comme disait Jean Jacques Rousseau dans Que l’état de guerre naît de l’Etat social : « Bien instruit de mon devoir et de mon bonheur, je ferme le livre, sors de la classe, et regarde autour de moi ; je vois des peuples infortunés gémissant sous un joug de fer, le genre humain écrasé par une poignée d’oppresseurs ». Sur la question de la justice, la raison ne peut pas avancer des arguments en termes de réciprocité, c’est-à-dire qu’elle ne serait applicable que si l’on attend en retour qu’on soit traité de la même manière. On pourrait considérer ce raisonnement s’il se basait sur le Droit, mais rappelons que le fondement de la justice est avant tout la morale. Sur ce, la raison et la morale déclarent à l’unisson la nécessité de son application, et attestent son instauration malgré la nature imparfaite de l’homme. Autrement dit, l’injustice ne s’observe pas naturellement dans la réalité, c’est parce que nous avons été éduqués dans la justice que nous ressentons le devoir de la rectifier. Cette idée a été tirée de ce passage de L’utilitarisme de John Stuart Mill : « Tant que le monde se trouve dans cet état imparfait, la disposition à accomplir un tel sacrifice j’en suis tout à fait d’accord _est la plus haute vertu que l’on puisse trouver chez un homme ».

Demeurer dans la voie de la justice procure une véritable tranquillité pour l’esprit, car c’est une attitude qui se conforme à la fois à la morale et à la raison. Mais à y voir de plus près, l’homme se complaît davantage dans l’injustice puisqu’il se fait complice avec ses effets qui lui sont bénéfiques.

II) L’injustice est un compagnon inséparable pour toute société d’hommes

Soulignons que l’injustice n’est pas uniquement une question de décalage de niveau de vie, puisque cet écart relève naturellement des compétences et du choix de vie de chacun. Il y a injustice lorsque l’homme persiste à agrandir volontairement ce fossé, et opère avec un certain déguisement pour légitimer ses actions. Il existe alors des degrés d’injustice qui se manifestent dans chaque cercle donné, où certains sont dénoncés ouvertement tandis que d’autres sont considérés comme découlant nécessairement des institutions en place. Prenons par exemple le cas de l’armée qui est dédiée à la préparation de la guerre, tel qu’il est décrit par cet extrait du livre Le voyageur et son ombre de Nietzsche : « Aucun gouvernement n’avoue aujourd’hui qu’il entretient son armée pour satisfaire, à l’occasion, ses envies de conquête. L’armée doit au contraire servir à la défense. Pour justifier cet état de choses, on invoque une morale qui approuve la légitime défense ».  Dans les temps anciens ou à l’époque actuelle, il est toujours des occasions qui favorisent la guerre, mais la morale et la raison l’interdisent pour des questions de principe. Et même si la violence reste encore en puissance, le fait de la concevoir en pensée et de la symboliser par une volonté de faire est déjà une injustice. Il en est de même pour le cas de l’organisation économique : il est vrai que la division du travail entraîne des valeurs marchandes différentes, donc des revenus différents pour chaque secteur. Cependant, écraser la masse de travailleurs par l’hégémonie du capital financier est une injustice. Voici un passage de La question juive de Karl Marx qui dénonce cette structure : « Ce n’est que lorsque l’homme aura reconnu ses « forces propres » comme forces sociales et les aura organisées comme telles, et que par conséquent il ne séparera plus de lui la force sociale sous l’aspect du pouvoir politique, c’est alors seulement que sera réalisée l’émancipation humaine ». Mais puisque les institutions ont acquis une force telle qu’on ne puisse les abdiquer que par une violence sanglante, l’injustice servira alors à combattre l’injustice, ce qui est absurde. Rappelons que faire justice consiste tout d’abord à justifier, donc à justifier le pouvoir en place, car il y a certainement une raison pour que c’est ceci qui a été édifié et non pas autre chose. En d’autres termes, fermer les yeux sur les injustices devient nécessairement juste, puisque nous sommes tombés dans une impuissance pour les combattre. Et surtout, les individus qui ont été à l’origine de ces institutions ont été les premiers à fermer les yeux sur leurs conséquences néfastes, palpables dans le long terme. Dans sa Philosophie politique, Eric Weil écrit : « L’individu pourra y préférer ce que nous venons d’appeler l’état d’esclave et y trouvera ses satisfactions d’esclave sans troubler l’ordre du tout ».

Lorsque les individus se déclarent la guerre entre eux, cela est considéré comme une injustice, mais s’il s’agit des Etats, cela est une façon de protéger le peuple contre les ennemis extérieurs. L’homme connaît dans son for intérieur les principes de la justice, et peut également se tempérer face à des situations dont il n’a pas le contrôle.

III) Combattre l’injustice est l’œuvre d’un héros

L’histoire des Nations a été marquée par la violence des guerres, un moyen généralement approuvé pour faire justice et honorer soi-même et sa patrie. Devenue une banalité qui ne fait plus sourciller les observateurs, la guerre s’est désormais revêtue d’une forme de droit. Petits et grands en ont pleinement conscience : celui qui gagne dans une confrontation, par exemple dans les jeux ou dans une querelle entre époux, aura un certain pouvoir sur le vaincu. Celui qui contredit ce système comme étant une injustice pure et simple n’obtiendra jamais gain de cause. Ainsi, faire preuve de tolérance sur la partie adverse est une exception, ne serait-ce que pour conforter la position supérieure du vainqueur, en indiquant que celui-ci peut le supprimer ou l’entretenir encore. Cournot disait d’ailleurs dans son Traité de l’enchaînement des idées fondamentales dans les sciences et dans l’histoire : « De la notion du droit de la guerre, du droit acquis par le courage et la victoire, dans une défense commune ou dans une agression commune, dérivent principalement les institutions politiques ». Pour défendre la Nation, il est recommandé d’étoffer les missiles de guerre et de déployer les plus vaillants des militaires. Après l’évaluation des dégâts, on déplore les victimes et les pertes économiques, mais cela après avoir déversé tous les instincts de violence sur ces innocents. Cela dit, nous sommes encore capables de discerner l’injustice, cependant avoir le cœur brisé devant tant de violence ne changera pas les choses devant les faits accomplis. Notre pouvoir se limite à constater ces violences, et le geste symbolique que nous pouvons effectuer ne pourra avoir d’effet tangible que si elle se manifeste à grande échelle. « Partout où il y a du pouvoir, le pouvoir s’exerce. Personne à proprement parler n’en est le titulaire ; et pourtant il s’exerce toujours dans une certaine direction, avec les uns d’un côté et les autres de l’autre ; on ne sait pas qui l’a au juste ; mais on sait qui ne l’a pas », constate Michel Foucault dans Les intellectuels et le pouvoir. Dans une sphère restreinte où l’individu peut très bien déployer ses sentiments et sa volonté, il n’hésitera pas à défendre la cause des veuves, des orphelins et d’autres personnes atteintes d’invalidité. Pourtant, lorsque l’injustice est communément acceptée et pratiquée, nous demeurons insensibles à ses conséquences fâcheuses. Ou du moins, nous trouvons des excuses valables pour ne pas nous plaindre devant l’ampleur des dégâts. En somme, il est des cas où nous considérons l’injustice comme étant légitime, certainement parce que nous y trouvons notre compte. Le résultat en est que les dégâts qui s’ensuivent sont vus comme un mal nécessaire. C’est pourquoi Pierre Joseph Proudhon déclare ceci dans La guerre et la paix : « On nie le droit de la force ; on le traite de contradiction, d’absurdité. Qu’on ait donc la bonne volonté d’en nier aussi les œuvres ».

Conclusion

L’homme connaît sa valeur par lui-même et attribue également la même considération pour son prochain, ce qui fait naître le sens de la justice. Et cette valeur doit surtout se manifester par des actions et des gestes, puisque c’est à travers la pratique que nous pouvons juger de l’existence de ces vertus. En effet, c’est à travers la légalité des institutions que les choses proscrites deviennent acceptables, et que la poursuite de ces objectifs devient même la raison d’être de ces branches officielles de l’Etat. L’injustice s’est tellement généralisée et a été soigneusement déguisée que nous sommes incapables de les discerner ouvertement. Avec toute la bonne volonté du monde, il est rare de voir une communauté qui soit totalement exempte d’injustice, que ce soit dans un cercle de personnes fortunées, ou dans une famille pauvre et nombreuse, et surtout à l’échelle nationale.  Les actions qui sont bénéfiques au grand nombre sont-elles nécessairement justes ?

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