Dissertation de Philosophie (corrigé)
Introduction
Dans le monde animal, il est tout à fait aisé de concevoir la chaîne alimentaire en termes de prédateur et de proie. Souvent, nous ressentons une certaine pitié lorsque les gros mangent les petits, mais avec un peu de bon sens, nous nous résignons aussitôt que c’est la nécessité imposée par la nature. Pour les hommes, par contre, les conflits sont quelque chose de voulu, de préparé avec stratégie, et dont le but n’est pas strictement la mort de l’adversaire. Il s’agit d’un déploiement de force, afin que le vivre en commun soit gouverné par les plus forts, au détriment de l’exploitation non meurtrière des plus faibles. Cette idée est clairement soulignée dans Le voyageur et son ombre, écrit par Nietzsche : « Mais c’est là une inhumanité aussi néfaste et pire encore que la guerre, c’est déjà une provocation et même un motif de guerre, car on prête l’immoralité au voisin et, par là, on semble appeler les sentiments hostiles ». En effet, il existe une différence de degré entre le conflit et la guerre, dans le sens où cette dernière est légitimée par les deux partis en déployant les armes. Cependant, les hommes ont horreur des conflits, quelle qu’en soit la forme, et souhaitent bâtir une société reflétant la paix et la concorde. L’homme est-il capable de tolérance face à autrui qui est plus fort que lui ? La réponse à cette problématique sera détaillée à travers trois paragraphes distincts : premièrement, nous exposerons les raisons qui font que la paix se rencontre uniquement en société ; deuxièmement, nous analyserons la nature humaine qui aspire continuellement au dépassement de soi ; et troisièmement, nous conclurons sur la forme de société idéale que l’homme ne pourra pas rencontrer dans la réalité.
I) L’homme risque inutilement sa vie en s’écartant de la société
L’homme est porté naturellement à assurer sa survie, mais pas n’importe comment ; il aspire également à une vie pleine de bonheur, tout en rehaussant ses qualités d’homme. Pour cela, la société lui fournit un cadre douillet où il demeure en contact avec ses semblables en partageant ce qui est agréable et nécessaire. Les vertus ne sont pas des qualités inventées par l’homme, puisque la société, quelle que soit sa forme, va toujours de pair avec cette disposition naturelle. L’homme assimile alors ces vertus au cours de son éducation, et ressent la valeur de celles-ci dans la pratique. Bien que la société puisse encore fonctionner sur la base des fourberies et d’autres vices cachés, ses membres se porteront bien mieux en étant vertueux. C’est pourquoi Aristote déclare ceci dans son Ethique à Eudème : « La vertu est cette disposition qui nous rend capables de poser les meilleurs actes et qui nous dispose le mieux possible à l’égard de ce qu’il y a de meilleur ». Idéalement, il serait mieux que l’action profite davantage à autrui qu’à soi-même, afin d’en tirer par la suite une satisfaction désintéressée. Si les vertus font défaut chez un membre, cela sera aussitôt corrigé par l’assemblée via un châtiment physique. Mais le but de ces corrections est que l’individu opte un changement radical en acquérant un sens de moralité, cela à travers un sentiment de honte et de regret. D’ailleurs, si la société fait preuve d’indulgence à son égard, l’individu ne rencontrera jamais le bonheur intérieur ni la paix parmi ses semblables. Cette définition fournie par Leibniz dans ses Essais de Théodicée souligne particulièrement l’ampleur du vice : « On peut prendre le mal métaphysiquement, physiquement et moralement. Le mal métaphysique consiste dans la simple imperfection, le mal physique dans la souffrance et le mal moral dans le péché ». Il est vrai que l’homme dispose d’une grande liberté à choisir le bien ou le mal, cela en connaissance de cause, et de vivre en société ou solitairement, bien que ce dernier est pratiquement impossible. Mais s’il choisit la voie contraire au bien, à la vie et à la tranquillité de l’âme, c’est certainement à cause d’une erreur de compréhension. L’homme n’est pas véritablement plongé dans une sorte de nécessité, au contraire il a le pouvoir d’évaluer sa situation par l’éclairage de sa raison. En tout cas, la volonté de vivre en société s’accompagne toujours d’une disposition vertueuse, et le cas contraire est donc le signe d’un défaut de vertu. C’est pourquoi Spinoza atteste cette idée dans son Éthique : « La béatitude n’est pas le prix de la vertu, mais la vertu elle-même ; et cet épanouissement n’est pas obtenu par la réduction de nos appétits sensuels, mais c’est au contraire cet épanouissement qui rend possible la réduction de nos appétits sensuels ».
Une société est harmonieuse parce que les individus qui la composent sont vertueux, une qualité qui est d’ailleurs naturelle aux hommes. Toutefois, un vivre ensemble dépourvu de souci est le paradis, chose tant souhaitée par les hommes mais qui relève encore de l’utopie.
II) L’homme ne peut pas parvenir à la même perfection que Dieu
L’esprit humain est capable de concevoir des idées qui ne sont pas issues de l’expérience, mais qu’il pose par la suite comme un idéal à suivre. En ce qui concerne la morale, même les athées donnent du crédit à son contenu, ce qui signifie que la distinction du bien et du mal peut se comprendre sans l’aide de la religion. Pour ceux qui se fient à la raison, ils sont en mesure de délimiter les vraies capacités de l’homme, donc ne pointent pas du doigt leur nature faillible qui tombe facilement dans la faute. Cela dit, les vertus sont des idéaux auxquels tendent les hommes, mais qui se heurtent à d’autres principes contraires, surgissant à des circonstances inopinées. C’est la signification de cet extrait du livre de Bernard Mandeville : « Les citrons lui paraissent trop acides, le sucre trop doux, le cognac trop fort pour qu’on en boive jamais une quantité appréciable, et il dira que l’eau est un liquide insipide qui n’est bon que pour les vaches et les chevaux ». Cette comparaison renvoie à des ingrédients d’un cocktail et fait référence à la nature humaine qui présente des facettes à la fois bonnes et mauvaises. En d’autres termes, il n’y a pas que la vertu qui compose l’esprit de l’homme, mais également des vices qui aiguisent la lutte entre le bien et le mal. L’expérience atteste clairement qu’aucun homme ne puisse se maîtriser convenablement et indéfiniment face au mal qui sévit le monde. Certes, il renferme en lui la notion de la vertu, or il n’a pas toujours la volonté d’en user comme il faut. Il est donc des situations où il doit privilégier l’efficacité, ce qui n’est pas toujours en phase avec les vertus. Les conflits naissent alors lorsque le mal prend le dessus du bien, chose que l’homme ne peut pas éradiquer. « Rien, en effet _ni les grands fauves ni les microbes _ne peut être plus terrible pour l’homme qu’une espèce intelligente, carnassière, cruelle, qui saurait comprendre et déjouer l’intelligence humaine et dont la fin serait précisément la destruction de l’homme », constate Jean-Paul Sartre dans sa Critique de la raison dialectique. Bien que l’homme ait hérité de Dieu ses vertus, il est clair qu’il ne peut égaler cet Être suprême, de sorte qu’il demeure encore en conflit avec lui-même pour combattre le vice. Nombreuses sont les tentatives que l’homme a déjà effectué afin de perfectionner son être, notamment sur l’appui de la raison, de la morale ou encore de la religion. Cependant, cet effort pour le dépassement de soi est plafonné par l’existence des vices, qui provoque indéfiniment un conflit perpétuel chez l’homme. Ce passage des Éléments de philosophie d’Alain confirme cette idée : « Dès qu’il s’agit de vertu et de perfection, ceux qui y pensent un peu ont bientôt compris que ces choses-là , qui justement ne sont point, ne sont point pensées si elles ne sont voulues, et, bien mieux, contre les leçons de l’expérience ».
Le postulat sur la bonté naturelle de l’homme se heurte à la difficulté de la pratiquer en tout lieu et à tout moment. Par conséquent, nous ne pouvons espérer bâtir une société qui soit entièrement dépourvue de conflits, étant donné que l’homme est dans une impuissance pour changer sa nature vers le bien.
III) La société idéale est impossible à réaliser dans le concret
Quand on conçoit quelque chose en pensée, nous nous demandons pourquoi nous n’y avons pas pensé plutôt tellement la chose paraît si simple à réaliser et s’avère être le remède aux maux qui nous tourmente. Cependant, on a seulement oublié le fait qu’il n’y a rien de nouveau sous le soleil : si nous rencontrons une difficulté que rien ne puisse résoudre, les anciens l’ont déjà connu avant nous et y ont déjà pensé en vain à la solution. La société renferme une maladie chronique que ni les théoriciens ni les politiciens n’ont su guérir, puisque le fond du problème réside essentiellement dans la nature humaine. Les marges de manœuvre possibles consistent à guider les comportements des hommes, ce qui mène à un semblant d’ordre mais sans jamais changer leur véritable nature. « On ? C’est-à-dire les hommes qui vivent déjà en communauté, qui possèdent déjà ces données qui sont nécessaires pour qu’ils puissent y avoir dialogue, les hommes qui sont déjà d’accord sur l’essentiel et auxquels il suffit d’élaborer en commun les conséquences des thèses qu’ils ont déjà acceptées, tous ensemble ». Cet extrait de la Logique de la philosophie, ouvrage écrit par Eric Weil, est capable de modeler le type d’organisation qui leur faut en optant pour le dialogue. Et pourtant, chaque parti concerné connaît d’emblée tous les résultats possibles sur chaque option, ce qui fait que même la charité et la tolérance sont des moyens pour subjuguer poliment l’adversaire. Or, une paix de longue durée résulte de l’un de ces deux cas de figure : un peuple opprimé par un tyran et qui cache les vrais misères du quotidien, ou alors un État bienveillant qui ne songe qu’à faire plaisir à la masse jusqu’à ce que cela se transforme en une misère généralisée. C’est pourquoi Alexis de Tocqueville souligne ceci dans son livre De la démocratie en Amérique : « Je pense que l’espèce d’oppression dont les peuples démocratiques sont menacés ne ressemblera à rien de ce qui l’a précédée dans le monde ; nos contemporains ne sauraient en trouver l’image dans leurs souvenirs ». Ainsi, le conflit dans une société peut prendre plusieurs formes, et les périodes de paix renferment déjà des germes dangereux qui se transformeront en des guerres le moment venu. Et parallèlement, l’homme peut faire preuve de tolérance face à son semblable, ce qui génère superficiellement une absence de conflit. Le pouvoir et la richesse sont en réalité les principaux motifs des conflits entre les individus ou entre les nations, et cela en vue d’amplifier l’honneur et le prestige. Voici une illustration donnée par Kant sur ce sujet : « Attendre une paix universelle et durable de ce qu’on appelle l’équilibre des puissances européennes, c’est une pure chimère ».
Conclusion
Pour juger la valeur d’une action, il est nécessaire de le penser au même niveau à l’égard de soi et à l’égard d’autrui. C’est en ce sens que la société peut réussir dans sa mission, à savoir réunir les individus dans la parfaite concorde et dans un partage équitable des biens disponibles. Cependant, la pratique de la vertu est donc très compliquée lorsqu’elle fait face à l’imperfection du monde, mais surtout à l’imperfection de l’homme. Une fois qu’il ne renferme que des dispositions vertueuses, il sera alors parvenu à la perfection de Dieu, chose qui n’est pas certaine de se produire. Si on peut parler de société idéale dans le concret, ce sera celle qui fait preuve d’une paix dans une durée très longue. Cependant, une paix perpétuelle ne satisfait pas l’homme, sa nature insatiable le poussera à chercher des querelles auprès de ses voisins. L’Etat est-il impuissant face à la nature vicieuse de l’homme ?