Dissertation de Philosophie (corrigé)
Introduction
J’entretiens diverses relations et connaissances avec mon entourage grâce à mes activités quotidiennes, mais je ne désigne pas ces personnes par l’appellation autrui. Ce terme évoque en effet une abstraction enveloppant tout être humain, sans que je le connaisse de près. Ainsi, je pose au préalable la nature de mes relations : certains sont purement professionnels, d’autres amicales ou bien familiales. Par conséquent, mon degré de proximité varie en fonction de ma confiance, mais aussi il est des personnes qui me sont inséparables sans qu’il y ait un motif précis. Autrui se dévoile alors devant moi selon une acception bien déterminée, c’est-à-dire que pour que je puisse le considérer, il ne doit pas m’être étranger. Voyons par exemple cette citation de Descartes issue de sa Méditation seconde : « Que vois-je de cette fenêtre, sinon des chapeaux et des manteaux, qui peuvent couvrir des spectres ou des hommes feints qui ne se remuent que par ressorts ? » L’univers constitué par les hommes me semble alors commun au monde physique, tant que je ne reconnais pas les individus dans leur particularité. Si je n’ai pas la conscience de l’existence d’autrui, alors ce que j’expérimente serait-il une illusion ? Afin de traiter de cette problématique, nous adopterons les trois paragraphes suivants : le premier est un exposé sur la promiscuité entre le monde des personnes proches l’un l’autre ; le deuxième est une argumentation sur la liberté individuelle et le pouvoir de changer le cours des choses ; et le troisième est une synthèse sur la nécessité de côtoyer le monde d’autrui.
I) Autrui me connait et me considère selon mon identité
Je suis capable d’engager un dialogue avec un inconnu dans la rue, pourvu que j’aie un objet de discussion qui nous intéresse. Étant donné que l’homme n’a pas été créé pour vivre seul, c’est par le langage qu’il fait une première approche envers ses semblables. Mais ce discours, peut-être anodin, est riche de signification : il évoque le fait que cet autrui existe pour moi, et sa présence ne m’est pas indifférente. Et même en renonçant à parler, je trouve quelques moyens pour lui faire une approche, c’est-à-dire la tentative de le connaître davantage. Je collecte discrètement des informations à son égard, je remarque toujours son passage dans les alentours, sans que mes gestes ne soient considérés comme une curiosité déplacée. Ainsi, le désir de connaître autrui et de l’admirer tel qu’il est montre qu’il n’est pas un étranger à mes yeux. Cela se traduit pas cet extrait de la Préface à Je et Tu de Martin Buber, écrit par Bachelard : « Un être existe par le Monde, qui vous est inconnu et, soudain, en une seule rencontre, avant de le connaître, vous le reconnaissez ». Cette attirance vers autrui est en effet motivée par le plaisir de partager des choses en commun, même si ce projet est d’ordre non lucratif. L’effort de le connaître est donc une continuité naturelle d’une première intuition, ce qui peut aboutir à des relations plus proches au fil du temps. Effectivement, il existe d’autres êtres humains qui circulent autour de moi, mais ceux-là ne provoquent aucun appel sur mon être. L’attirance vers autrui nourrit alors le désir de le connaître davantage, et plus les détails de sa vie m’impressionnent plus je voudrais m’attacher encore plus à lui. Voici une illustration donnée par Jean Paul Sartre dans L’Être et le Néant : « Et les qualités ainsi attachées à la personne qu’elle écoute se sont ainsi figées dans une permanence chosiste qui n’est autre que la projection dans l’écoulement temporel de leur strict présent ». Soulignons que cet intérêt doit être réciproque pour que la relation puisse continuer, donc autrui opère également la même approche à mon égard. Cela entraîne la formation de plusieurs projets, certains sont faits pour marquer les intérêts communs, d’autres tout simplement pour vivre des moments de pur bonheur. On peut même affirmer que nous partageons le même monde, de sorte que ce qui le concerne devient aussi important à mes yeux comme s’il s’agissait précisément de moi. Les liens affectifs unissant deux individus se transforment alors en une sorte de vie commune, ce qui est plus qu’une simple dépendance. Cette idée est similaire à cette citation de Bergson stipulant : « Pour un être conscient, exister consiste à changer, changer à se mûrir, se mûrir à se créer indéfiniment soi-même ».
Selon les affinités de deux individus, l’appréciation mutuelle se renforce par des projets communs, d’où la transformation radicale de leur vie antérieure en une communauté harmonieuse. Bien que les hommes ne soient pas naturellement disposés à vivre solitairement, c’est un cas de plus en plus fréquent à cause de l’incompréhension et l’intolérance.
II) Je suis libre de constituer mon univers comme je l’entends
Un individu grandit dans un cercle fermé qui contribue à son éducation et à la communication des valeurs, ce qui l’aide par la suite à procéder à la socialisation. La personnalité qui en ressort n’est pas toujours uniforme au reste de la communauté : il est des éléments qui ont été forgés par la réflexion individuelle, suite au concours de diverses expériences. Ainsi, certains traits de caractère ressemblent au commun des hommes, tandis que d’autres particularités rendent l’individu original. Et sachant que la société a cette tendance à l’uniformisation, elle se donne comme devoir de remettre tous ses membres dans le même moule. Mais vu qu’elle y parvient avec difficulté face à un individu hors du commun, c’est-à-dire quelqu’un qui ne suit pas l’idéal préconisé par le grand nombre, elle marginalise aussitôt celui-ci. « Ce n’est pas la conscience des hommes qui détermine leur être, c’est inversement leur être social qui détermine leur conscience », constate Karl Marx dans sa Contribution à la critique de l’économie politique. Pour les cas où l’on rejette un individu pour sa différence, la cause en est : soit il présente des défauts corporels qui ne coïncident pas avec l’idéal en matière d’esthétique, soit il évoque une vision du monde qui n’est pas profitable avec le reste de la société. Mais aussi, le premier facteur peut influencer sur le deuxième, puisque l’homme tend naturellement à se conserver tel qu’il est. Replié sur lui-même, cette personne a des difficultés pour se faire des amis car il est incompris par les autres, mais ne peut non plus changer juste pour leur plaire. D’ailleurs, avoir une personnalité atypique n’est pas punissable par la loi, tout comme la marginalisation qui n’est pas un crime. Ce passage du livre Le citoyen ou les fondements de la politique de Hobbes attestent d’ailleurs cette idée : « Car si l’on considère de plus près les causes pour lesquelles les hommes s’assemblent, et se plaisent à une mutuelle société, il apparaîtra bientôt que cela n’arrive que par accident, et non pas par une disposition nécessaire de la nature ». Sachant que le véritable sens du terme autrui renvoie à un humain quelconque, cela signifie donc un représentant de cette masse confondue. Même pour une personne ordinaire, il est donc tout à fait normal qu’il y ait des divergences d’opinion, et surtout des différences dans le mode de vie. Cela dit, tout le monde ne peut pas être ami avec tout le monde, et particulièrement pour ces personnes qui possèdent des caractères se distinguant de la plèbe. Et bien qu’ils habitent le même monde physique, ils n’entretiennent des relations que par pure nécessité. Ainsi, la solitude n’est pas toujours synonyme de célibat ou d’orphelinat, c’est plutôt le renfermement sur soi. C’est pourquoi Alain dit ceci dans son livre Histoire de mes pensées : « Toute conscience est d’ordre moral, parce qu’elle oppose toujours ce qui devrait être à ce qui est ».
L’homme ne choisit pas volontairement une vie solitaire, c’est parce qu’il se sent incompris et rejeté qu’il doit se résigner à ce mode de vie. Quelle que soit la manière par laquelle se comportent les hommes, cela n’empêche pas la poursuite de l’existence de manière individuelle.
III) Vivre avec autrui ne signifie pas vivre pour autrui
Ce n’est pas parce que la communauté est dépourvue de querelle ouverte que nécessairement ses membres s’aiment. En effet, les hommes sont capables de se respecter, et cela provient essentiellement de la tolérance. Les lois écrites, qui sont d’ailleurs susceptibles de modification selon les circonstances, sont déjà une forme de tolérance érigée de manière officielle. Pour constituer une société harmonieuse, nombreux sont les principes et moyens à déployer, et même l’usage de la force qui est la plus efficace est parfois recommandé. Quant à l’amour ou autres sentiments analogues, cela se limite uniquement dans le cadre privé, ce qui engendre parfois des tensions internes au cas où ces sentiments ne sont pas vraiment sincères. Comme disait Machiavel dans Le Prince : « les hommes hésitent moins à nuire à un homme qui se fait aimer qu’à un homme qui se fait craindre ; car l’amour se tient par des liens d’obligations et parce que les hommes sont méchants, là où l’occasion s’offrira d’un profit particulier, ce lien est rompu ». En tout cas, j’ai conscience de l’existence d’autrui au même titre qu’il le fait à mon égard, c’est-à-dire qu’il existe d’autres individus pensants comme moi. Toutefois, mon existence et le sien sont des facticités dans le sens où la pensée est toujours, même si nous n’avions jamais été et que cette pensée s’exerce dans un autre sujet existant. Ainsi, l’existence est formellement différente de la pensée et les deux ne s’engendrent pas. Quant à mon existence et celle d’autrui, il y a toujours une relation concrète et nécessaire qui les unit afin que les deux soient possibles, comme la vie socio-économique le prouve concrètement. Dans ses Principes de la philosophie de l’avenir, Feuerbach s’exprime comme suit : « Ces témoins distincts de l’être pensant que je suis, ce sont les sens. Dans l’existence, je ne suis pas seul en cause, mais aussi les autres, et aussi avant tout l’objet lui-même ». Sachant que je suis jeté dans un univers d’hommes, j’ai toujours conscience de cet état, ce qui est prouvé par mes comportements bien agencés, rappelant que je suis regardé par autrui. Ce qu’autrui pense de moi m’affecte nécessairement, parce que cela constituera les relations ou les distances que j’établirai par la suite avec lui. Toutefois, cette opinion n’est pas la seule condition qui marquera le cours de ma vie, car je possède la liberté de suivre mes propres pensées et construire mes propres projets. Tout compte fait, j’ai conscience de la présence d’autrui uniquement lorsque j’en ai besoin, et cette conscience abstraite n’engendre et n’anéantit nullement l’existence. Levinas avance la remarque suivante dans son ouvrage Humanisme de l’autre homme : « Tout l’humain est dehors, disent les sciences humaines. Tout est dehors ou tout en moi est ouvert. Est-il certain que dans cette exposition à tous les vents, la subjectivité se perd parmi les choses ou dans la matière ? »
Conclusion
Par intuition, autrui m’intéresse au premier regard parce que j’éprouve la même sensation et le même vécu en lui, tel que je l’ai expérimenté personnellement, rien qu’en l’observant de l’extérieur. Ainsi, ma vie et celle d’autrui sont rattachées par des liens invisibles mais qui sont pourtant réels, ce qui se concrétise même par une confiance mutuelle au quotidien. Néanmoins, autrui peut constituer une pierre d’achoppement pour moi, et puisque je suis également un autre pour lui, il n’est pas toujours d’accord avec mes points de vue. Par conséquent, établir une relation étroite avec autrui ne m’intéresse pas, ce qui fait que je vais constituer un univers propre à moi, là où je me sentirai à l’aise face à mes idées. La conscience d’autrui s’opère d’une manière abstraite, elle n’engendre ni mon existence ni la sienne. Dans la sphère individuelle, je pose également de manière séparée ma vie et celle d’autrui, sauf si c’est le résultat d’un consensus mutuel. Une existence solitaire est-elle forcément malheureuse ?