Dissertations

Les faits existent-ils indépendamment de toute interprétation ?

Ecrit par Toute La Philo

Dissertation de Philosophie (corrigé)

Introduction

L’homme est le seul être qui pose une problématique via la découverte de la conscience de soi, ce qui implique par la suite une autre difficulté à travers la conscience de notre appartenance au monde. Une fois que le sujet fait la connaissance de l’objet, ce dernier ne sera plus le même et le sujet ne demeurera pas non plus dans une position neutre dans son comportement intellectuel. Ainsi, une connaissance engendre nécessairement une interprétation qui sort du cadre du simple savoir pour servir dans la morale, la politique ou encore dans l’art. Ce qui importe en effet dans l’acte de connaître, c’est le rapport de ce savoir avec l’humanité, et cette tension vers l’agir nourrit inconsciemment la démarche du scientifique. C’est pourquoi Alain évoque cette remarque dans son livre Les Idées et les Âges : « Les ombres sont toutes vraies, comme elles paraissent. Toutes les ombres d’un homme expliquent la forme de l’homme, et en même temps la caverne, le feu, et la place même de l’homme enchaîné. Si l’interprétation dépasse largement la connaissance, c’est parce que l’homme y a inséré une ouverture tendant vers la liberté. L’interprétation des faits a-t-elle un impact sur le cours des événements ? La réponse à cette problématique sera donnée à travers les trois paragraphes suivants : premièrement, l’interprétation s’opère à l’extérieur de tout système de langage ; deuxièmement, les hommes considèrent les faits comme le résultat d’une fatalité ; et troisièmement, la représentation du monde est ce que l’homme fait de par son interprétation.

I) L’interprétation supprime toute idée d’irrationalité du monde

Le sujet pose des questions concernant le monde parce qu’il ne le comprend pas, depuis la raison d’être jusqu’à sa finalité, en passant par ses différents mécanismes. S’il se réfère à une méthode empirique, il découvrira le réel par lui-même puisque l’expérience s’impose avec ou sans interrogation. En vérité, ce qui pousse le sujet à s’interroger est le fait qu’il possède préalablement quelques théories concernant un objet, mais qu’il constate par la suite que la réalité ne coïncide pas avec celui-ci. Notons que cet étonnement surgit même pour une personne dépourvue de notion de scientificité, donc la théorie à laquelle nous nous référons n’est pas forcément scientifique. En effet, nous avons des acquis que nous considérons comme un savoir, quelle qu’en soit l’origine, mais qui ne nous satisfont plus face à l’expérience ou à une réflexion poussée. Ce passage tiré des Thèses possibles et réelles de Lessing illustre la critique de Kierkegaard à l’encontre de la raison : « Si, par contre, on touche à la construction, alors apparaît le maître constructeur. C’est un homme extrêmement obligeant, courtois et aimable à l’égard des visiteurs, il dit : oui, nous en sommes naturellement encore à bâtir, le système n’est pas encore tout à fait fini ». Pour un scientifique, une expérience révélatrice conduit à réviser les failles dans la théorie existante, tandis que pour le philosophe, cela implique à situer la coordination du langage avec son objet. Dans ce dernier cas, le langage demeure ce qu’il est puisqu’il ne peut pas changer en fonction de ce nouvel objet. Ainsi survient l’interprétation qui consiste à signifier l’objet, non pas à le connaître à l’intérieur d’un système. Puisque le langage est un système clos et rigide qui projette sa structure vers celle de l’objet, il sera nécessairement confronté à une situation compliquée où l’objet résiste à cette systématisation. Mais en recourant à l’interprétation, nous désignerons l’objet dans son authenticité grâce à la signification qu’on lui attribuera. Le Gai savoir de Nietzsche confirme cette idée comme suit : « Tout au contraire le monde, pour nous, est redevenu infini, en ce sens que nous ne pouvons pas lui refuser la possibilité de prêter à une infinité d’interprétations ». L’interprétation consiste à saisir les signes qui se présentent à nous, sans se référer aux suggestions des différents systèmes. Il ne s’agit pas de créer un nouveau langage, au contraire c’est un silence qui nous fait entrer en contact avec l’objet, de sorte que le mot adéquat est déjà tout dit par cette présence. Si nous voulons interpréter, il existe plusieurs positions possibles pour saisir cet objet, et ce que nous affirmons à son propos est un sens qui n’exclut pas les autres affirmations. Par la suite, notre pensée l’enrichit par l’expérience qui abonde également en signification, pour donner finalement une représentation reflétant à la fois le signe, la  pensée et le monde. Comme l’atteste Max Weber dans cet extrait des Essais sur la théorie de la science : « Entre l’intérêt « historique » que nous trouvons à une chronique de famille et celui que nous portons au développement des phénomènes les plus grands possibles qui furent durant de longues époques communes à une nation ou à l’humanité et le sont encore, il existe une échelle sans fin de « significations » dont les échelons auront un autre ordre pour chacun de nous ».

L’interprétation n’est en aucun cas une démarche irrationnelle, puisqu’elle offre une thèse compréhensible en partant des éléments fournis par l’homme et par le monde. Malheureusement, l’interprétation vient trop tard car les faits sont ce qu’ils sont avec ou sans le concours des hommes.

II) La pensée et l’existence tracent leur voie de manière indépendante

Le sujet pense l’objet, mais cette pensée n’engendre ni l’existence ni la suppression de l’objet. Exercer une autorité sur l’objet n’est nullement l’objectif de la science, et s’il s’avère que cette dernière serait à la source des changements dans les phénomènes, cela relève de la nature et de la volonté individuelle de l’homme. Mais aussi, l’existence de l’objet ne dépend pas de la conscience de l’objet tel qu’il est ressenti par le sujet. Cela dit, le sujet se focalise sur la recherche de l’essence, or cette démarche suppose tout d’abord que l’objet existe bel et bien. A proprement parler, le processus de connaissance inverse l’ordre des choses, car il pose en premier l’essence et voudrait corriger la facticité de l’existence qui ne lui correspond pas. Kant, dans sa Critique de la Raison pure, fait la déclaration suivante : « Je nommerai donc connaissance par principes celle où je connais le particulier dans le général, et cela par concepts. En conséquence, tout raisonnement de raison est une forme de dérivation qui extrait une connaissance d’un principe ». Et même si l’homme avait renoncé à connaître le monde et lui-même, les faits se seraient toujours produits selon la nécessité des choses. Il est vrai que l’appellation de fait ou de phénomène relève déjà de la conscience du monde, cependant la présence de sujet est également une contingence au même titre que celle du monde. Ainsi, l’homme fait également partie des phénomènes, et son existence est une expérience unique où la connaissance ne peut avoir une emprise sur celle-ci. Bien que l’acte de connaître est une chose tout à fait possible, il se réduit seulement dans la saisie des phénomènes via la perception puis la conceptualisation. Husserl énonce cette explication dans La crise des sciences européennes et la phénoménologie transcendantale : « Le caractéristique de l’objectivisme est qu’il se meut sur le terrain du monde donné d’avance avec évidence par l’expérience et que ses questions visent la « vérité objective » de ce monde, ce qui est valable inconditionnellement pour ce monde aux yeux de tout être raisonnable, bref : ce qui est en soi ». L’existence est donc une expérience faite par le sujet et qui lui concerne particulièrement, avant de s’étendre sur la pensée des objets du monde. Elle est intimement reliée à la conscience de soi, or la conscience de l’existence n’aboutit pas à la connaissance de soi ni du monde. Quant à l’existence de l’objet, elle se révèle en tant que fait et dépourvu de conscience de lui-même, dont le sens en soi demeure opaque à la connaissance de l’homme. Tout comme l’expérience propre à l’homme, l’existence de l’objet est certes certaine, mais non soumise à une éventuelle conceptualisation. Feuerbach, dans ses Principes de la philosophie de l’avenir, écrit ceci : « Pour que l’existence vienne s’ajouter à un objet de la pensée, il faut que quelque chose de différent de la pensée vienne s’ajouter à la pensée elle-même ».

L’homme existe au même titre que les choses, et la volonté d’agir ou la pensée de cette existence n’engendre aucune conséquence qui puisse dévoiler l’essence. En recourant à l’interprétation, l’homme assume son appartenance au monde ainsi que sa propre existence.

III) L’homme et le monde sont unis dans la sphère de l’interprétation

La relation sujet-objet n’a de sens que dans le domaine de la connaissance, mais cette relation est rompue lorsqu’on a affaire à l’interprétation. En effet, l’existence est difficile à cerner parce que, d’une part, son déploiement ne dépend pas de la conscience d’une présence, et d’autre part, ce terme n’a pourtant de sens qu’à travers la conscience que j’existe et que le monde existe. Immédiatement, on peut affirmer que les faits existent bel et bien indépendamment de l’interprétation que les hommes en font. Or, s’il y a des faits, cela signifie également qu’il y a des hommes qui font partie de ces faits, et ce, sans tenir compte des repères spatio-temporels. C’est pourquoi Sartre affirme ceci dans L’Être et le Néant : « La conscience est son propre fondement mais il reste contingent qu’il y ait une conscience plutôt que du pur et simple en-soi à l’infini ». Une présence n’est considérée comme telle que si et seulement s’il y a une conscience qui la détermine. La différence entre une chose qui existe ou qui n’existe pas repose donc dans cette conscience de la part du sujet. Peu importe la complexité du phénomène, son existence ne peut pas se réduire à une simple présence ; il faut que la conscience le désigne dans la sphère de l’existence. Mais surtout, il faut que le sujet existe afin de comprendre ce qu’est l’existence, et par conséquent affirmer que les faits existent également. En d’autres termes, les faits n’ont pas conscience de leur existence, ils doivent se rattacher à l’homme qui les désigne comme faits. « Une chose ne possède une réalité indépendante, que dans la mesure où elle est mise en relation avec le pouvoir pratique du Moi », constate Fichte dans Les Principes de la doctrine de la science. L’existence est alors à la fois présence et conscience de cette présence, d’où le rôle indispensable de l’homme, offrant un passage entre le fait et le langage. Un fait qui ne peut pas être formulé dans un langage n’en est pas un, et le langage auquel on a affaire est essentiellement une interprétation. Ainsi, la simple existence ne suffit pas, car une fois que l’homme la désigne comme telle, il voudrait la signifier à travers une interprétation. Une existence interpelle à la signification, qu’on l’interprète comme remplie ou vide de sens, puisque la vacuité est déjà quelque chose. Cependant, l’interprétation, qui est d’un autre ordre que la connaissance, ne change ni l’homme ni son monde. Merleau-Ponty disait d’ailleurs ceci dans sa Phénoménologie de la perception : « Nous assistons à chaque instant à ce prodige de la connexion des expériences, et personne ne sait mieux que nous comment il se fait puisque nous sommes ce nœud de relations ». 

Conclusion

La dénomination de l’objet comme irrationnel est la preuve d’un échec, ce qui ne mène nulle part dans le processus de connaissance. Une interprétation enlève alors toute forme d’opacité à l’objet, et face à celui-ci nous découvrons que c’est lui qui nous suggère son sens. A vrai dire, l’existence de soi ne fait pas obstacle à la connaissance, sauf si elle est posée comme objet même de cette connaissance. L’homme ne peut donc pas connaître le fond de l’existence ni la modifier, car ce qui se produit par la suite est toujours et déjà de l’existence. Par conséquent, l’existence des faits implique nécessairement qu’il y aura interprétation de la part des hommes. La pensée qui interprète est déjà reliée à l’existence, donc les fruits de l’interprétation concourent aux évènements. L’interprétation vaut-elle plus que la connaissance ?

A propos de l'auteur

Toute La Philo

Laisser un commentaire