Dissertation de Philosophie (corrigé)
Introduction
Le silence est un comportement fortement apprécié par les sages, et les hommes du commun jugent également les personnes réservées et taciturnes comme pleines de sagesse. Et pourtant, les muets sont considérés comme des handicapés, d’où le dilemme du langage : nous voudrions que les autres parlent, mais pour dire seulement ce qui nous plaît. Dire la vérité n’est pas une bonne option, elle est parfois source de conflits intarissables. D’une part, il y a le contenu du langage et d’autre part, il y a la volonté de contrôler le débit du langage. Mais ce qui importe le plus pour nous, c’est que le langage puisse nous servir utilement à travers le rapport avec nos semblables. Voici une réflexion émise par Alain dans ses Propos sur le bonheur : « Il faut prêcher sur la vie, non sur la mort, répandre l’espoir, non la crainte ; et cultiver en commun la joie, vrai trésor humain. C’est le secret des grands sages, et ce sera la lumière de demain ». En choisissant entre se taire ou dire des mensonges, on peut dire que l’homme ne dévoile jamais au grand jour tel qu’il est. Afin de nous protéger contre les ruses du langage, le silence change-t-il quelque chose ? Cette problématique sera traitée à travers les trois paragraphes qui suivent : premièrement, nous analyserons pourquoi l’homme parle-t-il ; deuxièmement, il n’est pas toujours bénéfique pour l’homme de tout dire ; et troisièmement, les maquillages insérés dans le langage se retournent contre l’homme.
I) Il est dans l’essence de l’homme de parler
Réfléchir sur le langage revient à réfléchir profondément sur l’essence de l’homme, étant donné que la genèse du langage est la pensée. Immédiatement, nous dirons que l’homme parle parce qu’il pense, et sa pensée provient de sa nature raisonnable. A part les sensations issues du contact avec le monde extérieur, nous formons des idées dans notre esprit qui sont des images de la réalité, représentées par des signes. La formation de ces images se fait sur la structure de la pensée, c’est-à-dire sa logique pour rendre compte des signes et pour les connecter entre eux. Un homme qui ne pense pas ne parle pas, en d’autres termes ne forme pas une idée adéquate sur le monde et sur lui-même. Pour pouvoir parler, il faut qu’il possède une idée cohérente présentée dans un langage de signes. C’est en ce sens que Descartes souligne cette remarque dans sa Lettre au Marquis de Newcastle : « Je dis les paroles, ou autres signes, parce que les muets se servent de signes en même façon que nous de la voix ; et que ces signes soient à propos, pour exclure le parler des perroquets, sans exclure celui des fous, qui ne laisse pas d’être à propos des sujets qui se présentent, bien qu’il ne suive pas la raison ». La différence entre l’humain et l’animal repose en effet dans le fait de faire usage de la langue, émettre des sons qui ont un sens. Bien que les animaux domestiques comprennent parfaitement les ordres vocaux et gestuels qu’on leur inculque, ils ne profèrent pas un langage articulé comme le nôtre. Ainsi, le fait de parler ne se limite pas dans la compréhension, mais surtout dans la capacité à formuler soi-même ces signes de notre bouche. Par conséquent, la parole fait en même temps intervenir l’adaptation de notre physiologie, et notre potentiel à créer des signes ayant des supports physiques. Il est vrai que l’homme pense des idées même s’il ne les débite pas verbalement, mais la parole proprement dite remplit les conditions du langage. Ainsi, le langage n’est pas seulement le support d’une idée, mais surtout son usage particulier chez l’homme. C’est pourquoi Aristote dit ceci dans son livre La politique : « La nature, en effet, selon nous, ne fait rien en vain ; et l’homme, seul de tous les animaux, possède la parole ». Vivant parmi ses semblables, l’homme a conscience de son appartenance à l’humanité, non seulement par la ressemblance physique mais aussi par les inventions et les idées. Bien que les questions de race engendrent un sentiment hiérarchique, l’humanité, par contre, embrasse toute l’espèce selon des considérations objectives. La langue est alors un signe distinctif de la qualité d’homme, et il est toujours intéressant d’apprendre la langue d’autrui, ne serait-ce que pour découvrir à quel point la richesse culturelle remplit la notion d’humanité. Il n’est pas non plus bon pour l’homme de vivre en autarcie, ce qui prouve la nécessité de maîtriser les langues d’autrui. Ainsi, l’homme parle parce qu’il ne vit pas seul et que le langage conditionne principalement sa vie. Comme l’atteste Auguste Comte dans son Système de politique positive : « Ainsi, l’unité constitue l’état final du langage, aussi nécessairement que celui de la civilisation et de la religion, auxquelles il adhère intimement ».
Aucun animal n’est capable d’user de la parole comme l’homme le fait, car cette action dépasse largement la simple reconnaissance des signes. Mais la parole renferme bon nombre d’intentions qui visent l’accomplissement des ambitions et davantage d’efficacité.
II) Le langage est un instrument de manipulation
C’est à travers le langage que les hommes se font connaître ou bien croient connaître ses semblables. En effet, la pensée se reconnaît à la fois par les comportements et par les paroles, et ce sont les seuls signes extérieurs dont nous disposons pour accéder dans le monde d’autrui. Cela dit, nous faisons facilement confiance aux choses qu’on nous communique, c’est-à-dire dans notre capacité à discerner le vrai et le faux rien qu’à travers ces signes. Et pourtant, le langage peut constituer un masque derrière lequel l’individu cache sa vraie personnalité. La société nous suggère indirectement de paraître telle qu’elle voudrait que nous soyons, et le langage est un excellent moyen pour simuler bon nombre de choses. Il s’agit plus précisément du contenu de notre langage, de sorte qu’il devra plaire aux autres et embellir notre image. C’est en ce sens que Schopenhauer écrit ceci dans ses Aphorismes sur la sagesse dans la vie : « Attacher beaucoup trop de valeur à l’opinion est une superstition universellement répandue ». Puisque le rapport entre les hommes s’effectue selon une hiérarchie, il est recommandé aux subordonnés de se taire en guise de protocole. Le silence est une marque de soumission, de tolérance, ce qui est souvent interprété comme une naïveté. En effet, ce sont les gens observant de l’extérieur qui adoptent un tel jugement sur ce qui paraît, tandis que celui qui est observé demeure ce qu’il est. Seulement, il n’y a pas de barème précis pour évaluer la vérité du jugement, puisque l’agir consiste précisément dans le paraître. Autrement dit, les règles pour juger l’apparence reposent sur la croyance, l’habitude et l’espoir que les choses arriveront comme on l’aurait pensé. Sextus Empiricus, dans son ouvrage Hypotyposes pyrrhoniennes, affirme ceci : « Mais celui qui est dans l’incertitude de la nature des biens ou des maux ne fuit rien, ne poursuit rien avec effort ; aussi jouit-il de l’ataraxie ». Ainsi, on rencontre souvent des gens qui se taisent contre leur volonté, ou le font afin de véhiculer une certaine image d’eux. Par conséquent, nous admirons leur humilité parce que cette situation nous procure plusieurs avantages. Remarquons cependant que le silence n’est pas toujours synonyme de vide de pensée, et il est très difficile de discerner ce qui se cache derrière celui-ci. Le fait de s’abstenir de communiquer ses idées peut en effet s’interpréter comme une stratégie bien calculée, c’est-à-dire une maîtrise de tous les engrenages dans une situation donnée. Si le mensonge concerne le contenu du langage, ce qui est d’ailleurs vérifiable selon divers moyens, le silence n’est ni une forme ni un contenu. Cette citation de Wittgenstein, tirée du Tractatus logico-philosophicus illustre cette idée : « L’analyse logique est l’analyse de quelque chose que nous avons, non de quelque chose que nous n’avons pas ».
Nous sommes impuissants devant le silence qui est une absence volontaire de langage, ne pouvant être interprété comme des indices fiables. Nous sommes donc avertis que le contenu d’un discours n’est pas forcément vrai, mais renoncer à parler complique davantage les choses.
III) L’homme se complait dans les pièges qu’il a créés
Tout un chacun est capable d’utiliser correctement le langage grâce à sa forme logique, et même lorsqu’on y insère un contenu faux, il reste toujours conforme à sa définition. Néanmoins, la désignation de la fausseté provient de cette erreur de contenu, car ne correspondant pas à la réalité physique. Autrement dit, la différence entre le vrai et le faux concerne uniquement le langage, alors que ces deux situations contraires sont toutes issues de la pensée de l’homme. Si l’erreur consiste en une inadéquation entre le langage et la réalité, on peut en déduire que c’est la pensée qui l’a commise. Cela dit, nous ne pouvons pas faire entièrement confiance à la pensée, même si elle se mesure via ses propres principes. En voici une illustration faite par Kant dans sa Critique de la raison pure : « Chacun d’eux prétendant savoir quelque chose d’objets dont nul homme n’a de concept, ou convertissant en objets ses propres représentations, tournant ainsi dans un cercle éternel d’équivoques et de contradictions ». En se focalisant sur ses opérations, la pensée peut détecter par elle-même certaines anomalies concernant le raisonnement ou la logique. Cependant, elle résiste à toute tentative de rectification lorsque la volonté y intervient pour imposer un contenu faux. Ainsi, nous nous faisons complices de nos tromperies en nous mentant à nous-mêmes, et cela prouve largement qu’on ne peut pas faire confiance à l’homme ni à son langage. En effet, le réel demeure ce qu’il est, c’est le langage pour le dire qui change en fonction de ce que nous pensons. Par conséquent, le réel ne nous trompe pas, c’est plutôt le langage des hommes qui est trompeur. Comme l’atteste Nietzsche dans Le livre du philosophe : « Qu’en est-il de ces conventions du langage ? Sont-elles peut-être des témoignages de la connaissance, du sens de la vérité ? Les désignations et les choses coïncident-elles ? Le langage est-il l’expression adéquate de toutes les réalités ? » L’erreur et la tromperie présentent une différence de nature dans le sens où la première est involontaire, donc parfaitement corrigeable, tandis que la deuxième se présente de manière subtile, donc indiscernable. En conséquence, nous ne pouvons pas nous protéger contre les ruses insérées dans le langage, et le silence n’en est qu’une solution éphémère. En vérité, même le silence peut nous tromper, et il est d’autant plus sournois de se taire que de parler. Le langage nous est inséparable tant que nous vivons en société, et c’est pourquoi la tromperie se manifeste principalement à travers ce que nous disons. « S’il n’y avait ces imperfections du langage comme instrument de connaissance, un grand nombre des controverses qui font tant de bruit dans le monde cesseraient d’elles-mêmes ; et le chemin de la connaissance s’ouvrirait plus largement, ainsi que, peut-être, le chemin de la paix », écrit John Locke dans son Essai sur l’entendement humain.
Conclusion
Étant la preuve tangible que l’homme est capable de penser, le langage l’accompagne dans les rapports avec ses semblables et même lorsqu’il se retire individuellement pour réfléchir. Le langage définit également les frontières de l’humain, par la capacité de produire des idées qui sont compréhensibles selon l’usage de signes conventionnels. Cependant, un comportement qui voudrait communiquer une idée prend déjà la fonction du langage, il voudrait évoquer quelque chose au-delà de ce qui paraît, ce qui n’est pas faux. Le silence n’est pas la négation du langage, mais il ne remplit non plus la définition d’un vrai langage. En optant pour le silence, nous nous enfonçons davantage dans la confusion parce qu’il nous ôte les signes susceptibles d’être interprétés. Nous sommes trompés par le langage parce que nous savons pertinemment comment il fonctionne, et c’est nous-mêmes qui l’avons élaboré comme tel. Peut-on ignorer les imperfections du langage ?