Dissertation de Philosophie (corrigé)
Introduction
Dans la communication, le langage est un système de signes pour traduire nos pensées. Si inventer signifie réaliser un nouvel objet à partir des idées de la pensée, inventer le réel équivaut dans l’absolu à redéfinir complètement le réel. Il est évident que le réel ne se conçoit qu’à travers la richesse de notre sémantique et la souplesse de notre syntaxe. Une langue organise le réel en des sphères conceptuelles distinctes dans leurs codifications de sorte qu’il semble impossible de donner réalité au réel autrement. Le réel est ce qui s’impose comme la consistance du langage. Sans un contenu concret, celui-ci ne peut rien signifier. Il y a donc une contradiction dans le pouvoir du langage. Il se pose à la fois comme condition conceptuelle du réel et est soumis aux conditions concrètes de ce dernier. Comment donc comprendre l’ordre de l’un à l’autre ? Pour tenter de résoudre cette aporie, on propose le plan suivant. Premièrement, nous développerons l’absurdité apparente que le langage dépeint la condition du réel. Dans une seconde partie, nous examinerons la thèse opposée derrière l’impossibilité de l’existence d’un réel sans son interprétation linguistique. Enfin, dans une dernière partie, nous terminerons par la fonction et la puissance du langage pour dépasser la contradiction.
Partie I : L’absurdité de l’idée d’une antériorité du langage au réel
1. Le phénomène est antérieur au langage – La présence du phénomène est antérieure aux signes qui les traduisent. La matière du langage est le réel
D’emblée, le phénomène de la réalité est antérieur à sa représentation symbolique. Le réel est ce qui se présente à notre conscience comme l’unité de nos expériences sensibles, soit des données de nos organes de sens. Cette conscience implique l’existence d’un objet de conscience et d’un sujet qui s’y projette. L’objet dont on est conscient est représenté comme une unité abstraite. Il est représenté et n’est que phénomène, soit ce qui peut nous apparaître. Cette représentation est abstraite, elle est la saisie d’une identité générale. Entre une pierre et une autre, il y a des différences originales, mais l’esprit en circonscrit seulement les propriétés constantes. Le langage sera alors la dénomination de l’abstraction des deux phénomènes originellement différents par le nom de « pierre ».
2. Le langage poursuit le réel en évolution
Ensuite, si le langage s’invente de nouveaux champs sémantiques, c’est qu’il se met à jour selon l’évolution des réalités. Les réalités tant naturelles que culturelles évoluent. Naturellement, les phénomènes interagissent et se conditionnent entre eux pour former des configurations inédites. À titre d’illustration, l’écosystème changeant conditionne de nouvelles compositions biologiques que la science biologique devra signifier, nominaliser, classer ou reclasser dans un registre sémantique. Il en est de même pour les faits socioculturels. Les jargons qui désignent de nouvelles réalités sociales vont petit à petit devenir des références populaires et s’intégrer dans le vocabulaire normal. On remarque une réinvention sans précédent de l’usage d’un mot populaire dans les réseaux sociaux informatiques. Dans la sphère sémantique anglophone d’Internet se cimentent, plus ou moins d’une manière maladroite, de nouvelles connotations des mots « woke », « snowflake », « normies » et autres.
Il semble donc absurde de parler du langage comme une réalité à priori qui conditionnera le phénomène du réel. Par conséquent, peut-on alors pour autant parler du réel sans un champ sémantique qui l’encadre culturellement ?
Partie II : Le réel n’est le réel que par le langage
1. Le réel ne devient que par le langage – La pensée du réel est conditionnée par le langage
Le réel est certes une présence antérieure au langage sous la forme d’une représentation abstraite de la conscience. Cette simple présence n’a de sens que dans les mots qui les nominalisent et articulent leur réalisation conceptuelle dans une pensée riche en sémantique et souple en syntaxe. Il faut rappeler dans ce contexte ce qu’est une sémantique et une syntaxe. La sémantique renvoie au rapport symbolique des mots aux choses. Plus exactement, il s’agit de définir le sens d’un mot par rapport à ce qu’il veut indiquer sur le phénomène réel. La sémantique invente le réel de manière à structurer celui-ci dans un ordre métaphysique propre au besoin de sens de l’homme. Une pierre, entre autres, n’est jamais une simple pierre en soi. Le sens de la pierre est inventé dans différents champs conceptuels qui ont chacun leur visée sur le phénomène de « pierre » de sorte que la pierre ne soit plus un phénomène, mais une réalité culturelle. La pierre dans le champ conceptuel, qui est donc essentiellement contextuelle, de la « survie » devient la matière première d’une arme ou d’un abri. Dans le champ conceptuel des Beaux Arts, la matière pierre s’invente intentionnellement comme un potentiel esthétique. Quant à la syntaxe, il s’agit de l’articulation logique des particules sémantiques qui traduisent une vision du monde performante. La syntaxe anglaise qui place l’adjectif avant le substantif désigne une profonde tendance empiriste de la vision du monde. Pour la langue anglaise, la sensation de la qualité précède l’objet désigné. La sémantique et la syntaxe configurent alors une réalité qui supplante le phénomène antérieur de sorte que celui-ci ne peut apparaître que comme une réalité-concept.
2. Le langage dépasse le réel
Par ailleurs, le langage ne traduit pas seulement la réalité de la réalité, mais invente de nouvelles réalités indissociables à notre vie quotidienne. La fonction symbolique du langage influence culturellement la réalité sociale. Il faut savoir que le langage est une réalité partagée. Il est essentiellement vivant dans la communication et les échanges sociaux. Cette réalité vivante est soutenue par la circulation culturelle des concepts qui sont des traductions métaphysiques de la réalité. La traduction métaphysique attribue notamment des caractères anthropomorphiques, comme la volonté aux événements soit à l’enchaînement des phénomènes de sorte que telle chose se produit nécessairement, car telle est la nature de la nature. Cette circulation conceptuelle est elle-même animée par les rituels traditionnels, l’éducation et la littérature. Ces faits culturels configurent nos conduites sociales à travers les statuts sociaux dont on assigne les individus. Par exemple, le statut d’enseignant est encadré dans un code de conduite qui lui est propre dans sa sphère sociale qu’est la sphère de l’éducation. L’enseignant est tenu de respecter ce code en en faisant une habitude qui finalement lui sera une seconde nature indépendamment de la personnalité particulière de sa personne derrière la profession qu’il exerce. On voit ici que la sphère sociale de l’enseignant est une invention symbolique qui peut dès lors changer selon les nouvelles conditions idéologiques de la société. Une telle ou telle manière ne sera plus pertinente et d’autres prendront sa place dans une certaine évolution de la société.
On a donc pu démontrer le pouvoir symbolique du langage à configurer le réel. Toutefois, l’impossibilité de l’ordre du réel sur le langage ou du langage sur le réel nous laisse encore dans l’aporie. Il nous faut dépasser ce point de vue par un dernier effort d’éclaircissement.
Partie III : L’hétérogénéité du langage et du réel
1. Le lien langage et réel ne forme pas une unité homogène
Pour ne pas jouer le jeu de l’aporie, il faut discerner à quoi renvoient les termes en jeu. Le réel est ce qui apparaît comme imposé indépendamment d’un sujet qui le conçoit ou non ; si je pense c’est que je suis. Quant au langage, il est la traduction plus ou moins claire des pensées. Or, le langage n’est pas une simple traduction, mais une condition de la pensée du réel et un outil de création même. Si le langage exige implicitement l’existence d’un sujet qui signifie et un objet signifié, alors il semble donc apparaître que le langage soit un médiateur. Or, si on enlève ce dernier de l’équation, le sujet et l’objet cesseront-ils d’exister ? Il semble absurde que non, car le langage est la seule contingence possible entre ces trois éléments.
2. Le langage trahit le réel dans sa traduction
Le philosophe de l’intuition Henri Bergson nous explique que le langage réduit en quelque sorte la richesse du réel. Le langage aussi riche soit-il est une abstraction par la nature rationnelle de la raison même qui le conçoit. Pour bien apprécier la théorie de Bergson, il faut comprendre le sens de « rationalité » comme une faculté de la raison qui dans l’analyse de cette dernière « découpe » et rend « discontinue » l’expérience du réel. Si le réel est tel un arbre dont les branches et même les tiges s’épanouissent dans des directions toujours particulières et sans discontinuité, la rationalité est l’outil meurtrier de la dissection scientifique qui manquera toujours de saisir la nature vivante de l’arbre. Tel est le langage qui ne pourra jamais parfaitement rendre grâce à la réalité. Ne remarque-t-on pas que le langage a aussi hérité de cette vivacité créatrice de la vie quand il se réinvente continuellement ? Cependant, il y a bien des mots qui ne renvoient pas à des objets concrets. Dire que le langage n’a pour fonction que de traduire le réel ne serait-ce pas réducteur ?
3. Le langage crée une dimension créatrice qui enrichit le réel
Pour ce qui est de la fonction conceptuelle du langage qui « re-présente » nécessairement le réel, il faut éclaircir sa genèse de sorte à véritablement apprécier sa puissance et sa position. Primitivement, les signes renvoient instinctivement à des besoins. Ainsi, le nourrisson se frotte les yeux, car il a sommeil. Ensuite, les signes prennent la forme intentionnelle de représentations graphiques ou sonores. Le petit homme indique des gestes intentionnels destinés à être reconnus. Puis, les compositions deviennent de plus en plus complexes jusqu’à devenir un système de code conventionnel. Ce système va reformer cette dimension d’origine intermédiaire entre le sujet et l’objet en une dimension créatrice grâce à l’ingéniosité conceptuelle de l’imagination. Le langage dépasse donc la seule fonction symbolique censée traduire la réalité lorsqu’il nous permet de dire ce qui n’est pas, soit ce qui n’a aucune consistance concrète, comme les fictions ou les fantaisies, mais qui pourtant influencent idéologiquement l’appréciation du réel. Cette dimension s’élargit alors jusqu’à devenir autonome au fur et mesure de l’enrichissement sémantique du aux synthèses des usages contradictoires des mots, mais aussi de la souplesse syntaxique par de nouvelles règles d’articulations soumises par une nouvelle vision du monde. La littérature fictive invente des mondes qui ont leurs propres règles et leurs propres entités et dont certains, comme les œuvres de Jules Vernes, influencent même le génie des concepts scientifiques. Le langage n’invente donc pas le réel ni n’est soumis à celui-ci, mais opère avec d’une manière dialectique pour l’enrichir.
Conclusion
En résumé, il nous apparaît qu’un langage antérieur à la réalité des choses à quoi il s’applique, est absurde tant il évolue aussi nécessairement par les conditions du réel. On remarque que le réel ne peut devenir concret que par une traduction linguistique. Par ailleurs, si le langage crée de nouvelles réalités sociales, on pourrait conclure qu’il domine la réalité. On pourrait vite tomber dans l’aporie de l’ordre entre le langage et le réel si on n’éclaircit pas la véritable fonction du langage. Le langage pour « être » nécessite un sujet qui le produit et un objet où se projeter. En ce qui concerne sa nature traductrice qui trahit le réel en abstraction morte, le langage dépasse la seule fonction symbolique interprétative par la création d’une nouvelle dimension elle-même créatrice et autonome par les concepts. En définitive, il ne s’agit pas d’une réduction du réel, mais plutôt de son enrichissement.