Dissertation de Philosophie (corrigé)
Introduction
La première chose irréductible à laquelle nous avons affaire est notre corps, notamment comme le substrat où s’identifie l’existence d’une pensée individuelle. Mieux encore, il est l’élément par lequel nous pouvons affirmer que nous appartenons au monde, faisant alors partie des autres êtres naturels qui occupent l’espace physique. Et pourtant, nombreux sont les penseurs qui le dénigrent au profit de l’âme pensante, considérée comme la vraie réalité immuable. Les techniciens ont également leur point de vue, de sorte que le corps humain est le premier outil pour fabriquer d’autres outils, or ils voudraient dépasser sa performance par quelque chose d’artificiel. L’homme comprend tout ce qui lui est extérieur, mais n’arrive pas à cerner avec exactitude son corps qui le pose comme un être de la nature. Tel que le constate Georges Canguilhem dans son ouvrage La Connaissance de la vie : « Nous soupçonnons que, pour faire des mathématiques, il nous suffirait d’être anges, mais pour faire de la biologie, même avec l’aide de l’intelligence, nous avons besoin parfois de nous sentir bêtes ». C’est en ce sens qu’il légitime davantage l’emploi de la technique dans tous les aspects de son quotidien, comme s’il avait peur que la nature le trahisse. La technique serait-elle un substitut parfait de la nature ? La réponse à ce questionnement sera donnée à travers les trois paragraphes qui suivent : d’une part, la technique est la forme déployée de l’intelligence ; d’autre part, la manifestation de la vie dépasse de loin une technique bien élaborée ; et pour terminer, la force de la nature n’est point offensive comparée à la technique humaine.
I) La technique symbolise la supériorité de l’humanité
D’un point de vue chronologique, la technique avait devancé de loin la science, grâce à son usage pratique et son accessibilité par tout un chacun. Mettant l’homme et son monde physique en relation, la technique intervient dans presque chaque activité, depuis le langage jusque dans la manière de combattre son ennemi. Si l’homme estime que quelque chose doit être appris, il apprend tout d’abord la technique, c’est-à-dire la position de son corps adaptée à la situation présente. Il s’agit alors d’une appréhension de l’espace, avec comme moyen de perception le corps et les sens. Avant de déployer la technique proprement dite, l’homme prend l’étendue de l’espace sur son corps afin de représenter les deux selon une parfaite harmonie. C’est en ce sens que Bergson, dans L’évolution créatrice, dit ceci : « C’est de l’extension d’une certaine géométrie naturelle, suggérée par les propriétés générales et immédiatement aperçues des solides, que la logique naturelle est sortie ». En d’autres termes, la technique est l’intelligence du corps, c’est la première démarche par laquelle commence le savoir, mais qui n’aboutit nécessairement pas à une forme intelligible. Elle dispose de ses propres règles qu’elle crée à chaque situation, qui ne peuvent être apprises ni transmises comme quelque chose d’universel. La véritable intelligence est donc cette capacité à modeler son corps et ses outils sans jamais se fixer dans une formule, sans jamais raisonner selon l’habitude. Le déploiement de la technique ne s’arrête pas dans la perception via les sens, et ne se concentre non plus sur l’espace qui est une entité abstraite en guise d’arrière-plan. Comme disait Alain dans Les Idées et les Âges : « La technique des parquets ou des marqueteries n’a nul besoin de la preuve d’Euclide. Mais c’est l’esprit qui en a besoin ». Tout compte fait, ce n’est pas l’outil ainsi créé qui fait la force de la technique. C’est plutôt l’ingéniosité de l’esprit qui a su adapter, sans concept a priori, au monde physique rien qu’avec l’appréhension de son corps. Toutefois, il n’y a pas de hiérarchie entre l’intelligence du corps et celle de l’esprit, mais l’agir technique impressionne davantage grâce à la simplicité de ses moyens. Il est tout à fait naturel à l’homme de recourir à la technique, tandis que seule une poignée d’élites peut vraiment exceller dans la science. Après tout, le génie humain se découvre autant dans ces deux domaines distincts, sauf que les œuvres de la technique renferment un sens profond grâce à la création. Cela se traduit par cet extrait de Humain, trop humain de Nietzsche : « Toute activité de l’homme est compliquée à miracle, non pas seulement celle du génie : mais aucune n’est un « miracle ». D’où vient donc cette croyance qu’il n’y a de génie que chez l’artiste, l’orateur et le philosophes ? »
En observant les œuvres issues de la technique, l’on constate à quel point l’homme peut se surpasser dans la saisie directe du monde à travers son corps. Quant à la nature qui n’a pas été transformée par l’homme, elle ne possède pas le même degré d’intelligence mais renferme un élément très précieux qu’est la vie.
II) Les forces vitales ne sont en rien comparables avec la technique
L’espace géographique n’est pas uniforme partout, et l’homme sait pertinemment que certains endroits sont accueillants, d’autres hostiles à la vie. Il prend alors comme indice la présence d’un point d’eau, mais cela insuffisant : il détecte les formes de vie dans les alentours, notamment par l’abondance de la faune et de la flore. Devant le spectacle impressionnant où les différentes espèces vivent en parfaite harmonie, l’homme ne peut que se réjouir d’en faire également partie. C’est en ce sens qu’il découvre l’importance de posséder la vie en lui, et ressent une certaine compassion envers les animaux. Incapable également de se soustraire de leur présence, l’homme peut éprouver de l’affection pour ces êtres en veillant particulièrement sur eux. Montaigne, dans ses Essais, fait la remarque suivante : « Les Turcs ont des aumônes et les hôpitaux pour les bêtes. Les Romains avaient un soin public de la nourriture des oies, par la vigilance desquelles leur Capitole avait été sauvé ». Le mode de vie des animaux est des plus rustiques, mais qui fait parfois envier les hommes grâce à leur instinct qui ne leur trompe pas. Ils n’ont pas conscience du temps, mais ils savent stocker de la nourriture au moment opportun afin de les consommer pendant la saison de pénurie. Ils ne connaissent pas le nom de chaque plante ni ses vertus, mais ils apprennent à leurs petits à éviter ceux qui les rendraient malades et reconnaissent également ceux qui leur sont bénéfiques. Ainsi, les animaux ne possèdent pas de technique de survie : ils suivent le groupe ou vivent isolé tel que la nature le lui ordonne. Le potentiel de leur corps ajouté aux conditions climatiques du milieu leur permet aisément de perpétuer leur espèce. C’est le sens même de cet extrait du Discours sur l’origine et les fondements de l’inégalité parmi les hommes de Rousseau : « Je ne vois dans tout animal qu’une machine ingénieuse, à qui la nature a donné des sens pour se remonter elle-même, et pour se garantir, jusqu’à un certain point, de tout ce qui tend à la détruire ou à la déranger ». Les animaux ne font pas usage et ne connaissent pas la technique, d’une part parce qu’ils ne créent pas des outils, et d’autre part ceux qui sont capables de bâtir des ouvrages n’inventent rien de nouveau. Et pourtant, on peut affirmer que certaines espèces font preuve d’un degré d’intelligence très élevé, ce qui s’observe par des comportements étonnants face à des situations particulières. Cela dit, l’intelligence des animaux ne parvient pas à un point où ils seraient doués de technique. Leur corps présente une structure très singulière qui diffère d’une espèce voisine, cet unique potentiel définit l’ensemble de sa nature. C’est pourquoi il est difficile pour la biologie de faire une synthèse sur les diverses formes de vie, et de réduire son étude à une classification des espèces. Leibniz disait d’ailleurs ceci dans La Monadologie : « Chaque corps organique d’un vivant est une espèce de machine divine, ou d’un automate naturel, qui surpasse infiniment tous les automates artificiels ».
La vie des animaux présente de fortes similitudes avec celle des hommes, si on se limite à la naissance, la croissance et la dégénérescence, sauf pour l’intelligence humaine qui leur est nettement supérieure. Qu’il y ait technique ou pas, l’homme ne devrait pas avoir peur de la nature parce que lui-même fait partie de ces êtres.
III) La technique ne doit pas être une rivale de la nature
Il y a une superstition qui reste ancrée dans l’esprit de l’homme, à savoir sa supériorité vis-à-vis du reste du monde naturel. Certes, il détient plusieurs raisonnements acceptables pour appuyer cette thèse, pourtant rien n’est sûr que la nature soit également du même avis. En premier lieu, l’homme s’avère insatisfait des capacités de son corps et de ce que lui offre la nature, ce qui implique que la nature serait imparfaite. En second lieu, la technique se prospère lorsque l’homme découvre au fur et à mesure qu’elle tend à substituer la nature. En renonçant à la technique, c’est comme si l’homme perdait son essence, donc il choisit de laisser de côté sa nature qui lui fait ressembler à l’espèce animale. Tout compte fait, la technique devient une forteresse sous laquelle l’homme trouve refuge face aux caprices de la nature. Hume, dans son Dialogue sur la religion naturelle, nous avertit cependant des dangers de cette conviction : « Mais en accordant que nous puissions prendre les opérations d’une partie de la nature sur une autre pour fondement de notre jugement touchant l’origine du tout, encore pourquoi choisir un principe si chétif, si faible, si borné, que la raison et le dessein des animaux, tels qu’on les voit être sur cette planète ? ». Puisque l’homme a une capacité de prévision, il a peur que la nature le trahit en lui déversant des catastrophes qui anéantissent à jamais son espèce. Pourtant, rien n’est sûr que la technique qui est appuyé par le calcul sain de la raison soit vraiment puissante ou valeureuse que la nature. En tant qu’homme, on pourrait légitimer le choix de l’exploitation de la nature pour penser à l’avenir de ses descendants. Or, les problèmes environnementaux que cela engendre reviennent nécessairement à repenser l’essence de la nature et son intime relation avec l’espèce humaine. Dans sa Revue sommaire des doctrines économiques, Cournot affirme ceci : « On sent que de telles réponses n’ont rien de scientifique et qu’il faudrait avoir tiré au clair cet inconnu pour résoudre et même pour poser scientifiquement le problème économique de la plus avantageuse exploitation ». Soulignons que l’intelligence n’est rien, et encore moins la technique, tant que l’homme les exalte afin de se détacher de la vie. La technique aurait dû être inoffensive face à la nature, mais c’est l’idéologie fausse et dangereuse qui nourrit l’esprit des hommes qui tend à tout détruire. Il n’y a pas de comparaison possible entre l’intelligence et la vie, ces deux entités occupent deux sphères bien différentes. Mais puisque c’est à l’intérieur de l’homme qu’elles résident en même temps, cela se heurte au problème de la recherche de l’essence. « L’essence, c’est tout ce que la réalité humaine saisit d’elle-même comme ayant été », écrit Sartre dans L’Être et le Néant.
Conclusion
La technique fournit tout ce dont l’homme a besoin, puisque les ressources brutes issues de la nature ne lui satisfont qu’une fois transformées. Étant une disposition naturelle de son être, cette méthode s’acquiert au cours de l’expérience et s’aiguise selon l’intelligence de chacun. Les animaux sont dépourvus de technique, mais leurs corps ont été bénis par la nature en étant dotés de forces et de potentiels qui leur permettent de s’adapter efficacement à leur milieu. Ces attributs ne dénigrent en rien l’appartenance de l’homme au monde naturel, bien que son corps soit faiblement nanti de pareils dons. Même si la technologie est l’œuvre des spécialistes, elle véhicule une idéologie qui contamine l’esprit du grand nombre, de sorte à préférer les œuvres de la technique au détriment des ressources naturelles. Ainsi, nous sommes tous responsables du devenir de la technique que nous manipulons, tout en sachant qu’elle ne peut substituer le monde naturel. Les hommes vivraient-ils mieux en l’absence de la technique ?