Dissertation de Philosophie (corrigé)
Introduction
Si on fait choisir les hommes entre la justice et la liberté, ils préfèrent être libres pour diverses raisons personnelles. En effet, agir selon la justice requiert un grand dévouement pour ne gagner au final que l’estime de soi d’avoir fait le bien, tout en demeurant humble et discret. Il en est de même pour la réparation des injustices : afin qu’on puisse me dédommager, il faut que tout le monde accepte que j’ai véritablement subi un tort de la part d’autrui. Or, cette procédure ne fait pas toujours l’unanimité, car la croyance à la parole d’une personne estimable vaut parfois le vrai constat des faits. Autrement dit, la justice doit se baser sur la vérité, alors que cette dernière résulte du concours des opinions de la plèbe. Cela rejoint l’idée évoquée dans cet extrait d’Aurore, Pensées sur les préjugés moraux de Nietzsche : « Avoir pris sur soi bien des injustices, avoir rampé par les étroites galeries de toutes sortes d’erreurs, afin de pouvoir atteindre sur leurs voies secrètes bien des âmes dissimulées ! Toujours dans une même sorte d’amour, toujours dans une même sorte d’égoïsme et de plaisir à soi ! » Vu la difficulté rencontrée dans l’instauration de la justice, nombreux sont ceux qui pensent que la tolérance est une arme plus efficace au lieu d’être taxé de violent en réclamant la justice. La tolérance serait-elle une autre forme de justice ? La résolution de cette problématique se fera à travers les trois paragraphes suivants : premièrement, la justice s’effectue entre les deux partis selon un mouvement à double sens ; deuxièmement, il est rare de faire preuve d’une justice parfaite même dans les institutions judiciaires ; et troisièmement, il est injuste de tolérer les formes d’injustice.
I) La justice considère à la fois le droit et la subjectivité
Les rapports entre les hommes s’établissent sur une hiérarchie, c’est-à-dire une conception inégalitaire héritée de la nature ou issue d’une convention. Cette structure se rencontre dans tous les types d’organisation, ce qui signifie que l’égalité est une fiction qui n’est pas prouvée dans les faits. Et pourtant, cela n’empêche pas les hommes de cohabiter en toute harmonie, grâce à la conscience de leur différence et à leur nature raisonnable capable d’instaurer le droit et la justice. L’Etat incarne cette aspiration vers la justice, ce qui est un détour pour supprimer inconsciemment les formes l’inégalité. Mais en vérité, c’est la présence de l’inégalité qui donne sens à la justice, car cela consiste en l’attribution d’une place méritée pour chacun. La définition fournie par Spinoza dans son Traité théologico-politique atteste cette idée : « La justice est une disposition constante de l’âme à attribuer à chacun ce qui d’après le droit civil lui revient ». Avant tout, l’existence d’un rang entre les individus montre que l’inégalité conditionne la vie en communauté. Par conséquent, la justice coexiste inévitablement avec l’inégalité, ce qui se manifeste par une égalité de droit et un traitement au cas par cas selon les évènements. En vérité, l’exercice de la justice se dévoile dans la résolution des litiges, où il y a un avantage destiné à un seul et départagé par deux personnes de rang différent. Ainsi, le droit qui stipule l’égalité ne suffit pas pour faire régner la justice : c’est la différence concrète qui nécessite une considération particulière. Voici une définition présentée dans la Propédeutique philosophie de Hegel : « Le droit consiste en ce que chaque individu soit respecté et traité par l’autre comme une essence libre, car c’est seulement dans cette mesure que le libre vouloir se prend lui-même en autrui comme objet et comme contenu ». Devant la justice, personne ne se sent lésé face à la décision prise, bien que le résultat doit avantager un parti au détriment de l’autre. Que la procédure ait été effectuée en la présence d’un représentant de la loi ou sans aucune tierce personne, la justice requiert tout d’abord la volonté des deux partis à résoudre l’affaire selon le droit. Toute la trame de la discussion puise alors sa validité sur la connaissance du droit, qui est autant effectif pour moi que pour mon adversaire. Cependant, le droit positif tranche de manière unilatérale, ce que je considère comme injuste compte tenu des autres paramètres significatifs au niveau des faits. A travers une vision subjective, on peut alors faire quelques concessions face à la rigidité de la loi, en considérant de façon mutuelle la différence des conditions. C’est pourquoi Aristote déclare ceci dans l’Ethique de Nicomaque : « Voilà pourquoi l’équitable est juste, et même supérieure à une certaine forme de justice, non pas à la justice en soi, mais à la justice erronée en raison de sa généralité ».
Demander justice signifie régler les affaires selon les règles du droit, avec une vision réciproque sur mon cas et celui d’autrui en vue d’attribuer des parts convenables pour chacun. Mais lorsque les deux partis n’ont aucunement confiance au droit, les décisions pour résoudre le litige ne seront pas acceptées.
II) La non acceptation du droit devient une nouvelle source de conflit
En tant que membre de la communauté, l’individu est soumis au pouvoir de la loi qui le sanctionne en cas de désobéissance. Cela dit, il est en son devoir d’accepter la décision judiciaire, que cette dernière le disculpe ou le pénalise. Or, en tant qu’être doué de raison et de sentiment, il peut également concevoir une situation qu’il juge personnellement comme étant plus juste pour son cas. Sachant pertinemment ce qu’il en est du droit et de tous les paramètres mis en jeu, il ne tient plus compte de ce qui est juste mais voudrait forcer les choses en son avantage. Son unique espérance est donc de gagner l’affaire, c’est-à-dire qu’il désire faire justice soi-même. Cela est conforté par cet extrait de l’Emile de Rousseau : « L’insuffisance des lois lui rend donc en cela son indépendance ; il est alors seul magistrat, seul juge entre l’offenseur et lui ; il est seul interprète et ministre de la loi naturelle ». En apparence, l’individu lésé ne peut rien face à la décision du juge ou de la plèbe, même si cela ne le satisfait pas. Cela dit, il réalise que le problème n’a pas été réglé selon la justice, et tient désormais son jugement personnel comme ce qui aurait dû être. Malgré son impuissance, il demande encore que justice soit faite en recourant par une voie légale, mais en cas d’échec il pensera que l’Etat ne l’avait soutenu pour sa cause. Il ne s’agit pas nécessairement de révolter contre l’institution, mais cette déception est lourde de conséquences lorsqu’on réalise par la suite à quel point l’Etat perd la légitimité de son autorité aux yeux des citoyens. Marx et Engels, dans L’idéologie allemande, s’expriment comme suit : « Par ailleurs, le combat pratique de ces intérêts particuliers, qui constamment se heurtent réellement aux intérêts collectifs et illusoirement collectifs, rend nécessaire l’intervention pratique et le refrènement par l’intérêt « universel » illusoire sous forme d’Etat ». La justice est donc quelque chose de très subjectif, car dans le vécu concret elle ne se limite pas au contenu des textes. La tâche du pouvoir judiciaire n’est pas plus facile, car celui-ci requiert plusieurs preuves tangibles pour pouvoir trancher avec impartialité au sein d’une affaire. Effectivement, si toutes les preuves favorisaient la personne inculpée, le résultat du procès serait évident. Par contre, il a été indispensable de traiter particulièrement l’affaire face à la confusion des faits. Or, même si le magistrat et l’assemblée n’ont pas donné raison à l’inculpé, mais qui est en vérité innocent, celui-ci est le seul à connaître les faits réels. Seules les personnes justes osent d’ailleurs demander justice, et savent pertinemment l’injustice qu’elles subissent. Comme le souligne clairement ce passage de l’Éloge de la philosophie de Merleau-Ponty : « Il renverse les rôles et le leur dit : ce n’est pas moi que je défends, c’est vous. En fin de compte, la Cité est en lui, et ils sont ennemis des lois, c’est eux qui sont jugés et c’est lui qui juge ».
Le magistrat exerce sa fonction telle que le droit et la présence des preuves le permettent, ce qui est complété par la suite par une grande part de subjectivité. Sachant que la vengeance est la pire des injustices, elle ne peut pas pallier aux lacunes de la juridiction.
III) Se dresser contre l’Etat peut être juste mais illégal
L’institution juridique comme branche au sein de l’Etat est dotée des compétences pour résoudre les litiges entre les particuliers. Pour les contentieux opposant les particuliers et l’Etat, il est également possible de porter plainte contre ce dernier, tel que la législation en vigueur dans un Etat de droit le stipule. Les ressorts qui en découlent sont considérés objectivement comme justes, quelles qu’en soient les conséquences sur les deux partis concernés. Mais lorsque les citoyens ne font plus confiance à la juridiction, ils résolvent leur conflit en se fiant à leur sentiment de colère et de frustration. Comme le confirme Pascal dans ses Pensées : « Jamais on ne fait le mal si pleinement et si gaiement que quand on le fait par conscience ». Dans les faits, cette pratique devient monnaie courante surtout dans les couches sociales marginalisées. Lorsque la frustration est généralisée, la plèbe applaudit face à ces réactions, car c’est un signe que le peuple est capable de pallier les lacunes juridiques et législatives. Ainsi, il est des cas où la vengeance est légitimée, notamment lorsqu’il s’agit de la justice sociale. Or, cela prouve qu’il n’y a pas de justice, et cette réaction naturelle est précisément l’œuvre des volontés particulières qui ne substitue pas l’autorité de l’Etat. Les violences qui deviennent chroniques dans le temps prouvent en effet que l’Etat est absent ou a failli à sa mission. Faire justice soi-même est injuste, car seul l’Etat incarne de droit la justice. Cette idée est appuyée par ce passage de l’ouvrage Pour une critique de la violence écrit par Walter Benjamin : « Car ce dernier, si pacifiquement qu’il ait pu être conclu, conduit en dernière analyse à une violence possible. Il donne, en effet, à chaque contractant le droit de recourir de manière ou d’autre à la violence contre l’autre contractant dans le cas où il ne respectera pas le contrat ». D’ailleurs, la vengeance est toujours revêtue d’actions illicites qui sont d’emblée prohibées par la loi, donc punissables. Par contre, renoncer à la vengeance, faute de moyens pour faire valoir sa force, et se résigner dans la tolérance est une décision qui ne peut tenir dans le long terme. Certes, l’individu peut choisir volontiers la tolérance afin de ne pas déranger l’ordre préétabli, mais le respect de l’institution d’Etat ne signifie pas pour autant qu’il y a vraiment justice. Les particuliers qui ont conscience de la notion de justice sont entraînés à légitimer le droit de nature, mais qui ne peut être comparé avec la valeur du droit objectif écrit dans les textes. C’est en ce sens qu’Alain stipule ce passage dans son livre Propos sur les pouvoirs : « L’individu ne se pense pas lui-même ; il ne se sépare nullement, ni en pensée ni en action, du groupe social, auquel il est lié comme mon bras est lié à mon corps ».
Conclusion
Lorsque la hiérarchie et les traitements qui en découlent sont basés sur la délibération de la saine raison, l’on parle alors de justice. Cela dit, la justice tient compte de l’égalité de droit à travers l’inégalité de conditions. La référence officielle pour la résolution d’un contentieux est le droit positif s’il s’agit d’un Etat de droit, ou le droit coutumier dans les sociétés primitives. Mais dans le cas d’une juridiction défaillante, le citoyen rejette sa confiance vis-à-vis de l’Etat, pour ne se fier désormais que dans le pouvoir de ses propres moyens. En usant de la force en leur disposition, les particuliers font justice eux-mêmes, poussés par leur soif de vengeance. Tout compte fait, la vengeance n’intervient pas dans l’action de l’Etat, tout comme la tolérance qui n’a aucun impact dans la recherche de la justice. Une cité juste est-elle dépourvue de violence ?