Dissertation de Philosophie (corrigé)
Introduction
La psychologie et les disciplines relatives au développement personnel connaissent actuellement un essor sans précédent, car nombreux sont ceux qui sont convaincus que la clé de la réussite dépend d’une relation saine avec son entourage. Les chagrins d’amour, les tensions entre patron-salarié, les conflits de génération, tout peut faire basculer la vie d’un individu à la dépression ou au suicide. Et pourtant, ces problèmes semblent être d’une banalité telle que des décennies auparavant, ils ne prenaient pas une ampleur aussi considérable. La raison en est que notre environnement quotidien s’est littéralement transformé, grâce à la mobilité des peuples et l’échange des cultures, apportant avec elles de nouvelles visions et modes de comportement. Aristote, dans La politique, a fait la remarque selon laquelle : « Quiconque est incapable de vivre dans la société des hommes ou n’en éprouve nullement le besoin est une bête ou un Dieu ». Toutefois, la vie en société ne se fait pas de façon stagnante, mais requiert de nouveaux besoins à travers de nouvelles normes. Mais également, il est de l’avantage de tous de pouvoir tisser des liens agréables avec son prochain, surtout s’il est issu d’une culture différente. En effet, il existe différents degrés de liaisons entre deux personnes, mais l’amour est celle qui peut les embrasser dans la globalité. La sympathie entre deux personnes implique-t-elle la connaissance profonde pour sa culture, ou bien un respect par distanciation ? Afin d’élucider cette problématique, nous allons adopter un plan à trois parties : premièrement, autrui est le Tu qui détermine le Je ; deuxièmement, la culture d’autrui me fournit davantage de connaissances sur l’Humanité ; et troisièmement, l’amour envers le prochain est le signe que tout ce qui lui concerne touche une partie de mon être.
I) La relation avec autrui détermine ma personne
Les rapports interpersonnels dans notre quotidien sont clairement définis dans un cercle donné, notamment des liens familiaux, des camarades qui nous accompagnent dans nos loisirs ou encore des collègues de bureau. Mais pris dans un sens métaphysique, cet autre est celui qui me côtoie de façon intime, ou encore l’autre quelconque que je connais de visage ou même un parfait inconnu. L’amour dont il est question ici signifie alors vouloir du bien à celui-ci, et faire en sorte que je le reconnaisse par des gestes ou par des mots. Je considère autrui non seulement pour les activités auxquelles nous nous intéressons, ou bien pour les avantages liés à nos différents partenariats, mais il existe entre nous des liens de solidarité, ce qui se manifeste comme une sorte de devoir mutuel sans qu’il y ait consentement ouvert. C’est ainsi que Max Stirner, dans L’Unique et sa propriété, s’explique : « Quant aux véritables relations, elles sont indépendantes de la société, elles peuvent exister ou ne pas exister sans que la nature de ce qu’on appelle « société » en soit altérée ». C’est ainsi que je me comporte avec un ami proche, sans prononcer les antécédents ou le milieu à travers lesquels nous avons fait connaissance, pour expliquer l’origine de notre relation. Rappelons pourtant que cet autre qui est devant moi m’est extérieur, et jamais le temps ne me serait suffisant pour le connaître assez, pour qu’il se dévoile à moi en toute transparence. Le peu que je connais de lui est déjà une lumière qui me guide pour connaitre son esprit, et qui ne m’a jamais trahi. « Elle entraîne son interlocuteur jusqu’aux régions les plus élevées de la spéculation sentimentale, elle parle de la vie, de sa vie, elle se montre sous son aspect essentiel : une personne, une conscience ». Ce passage de L’Être et le Néant de Sartre évoque une scène lors d’un premier rendez-vous amoureux, reflétant en même temps le consentement caché de la jeune femme face aux propositions déguisées du jeune homme. Ici, le choix est tout à fait cerné entre les deux interlocuteurs, bien qu’il s’agisse d’un premier tête à tête : les signes précurseurs laissent présager qu’il y a volonté de continuer. En d’autres termes, je conçois cet autre que je connais à peine comme étant celui qui remplit tout. Ce n’est pas le libre arbitre qui en a décidé ainsi, c’est plutôt la ferme conviction que cet autre fera que je suis, que j’existe. L’amour pour autrui commence donc par cette sorte de connaissance a priori, qui sera par la suite confirmée par l’expérience. « L’efficacité spirituelle des deux consciences simultanées, réunies dans la conscience de leur rencontre, échappe soudain à la causalité visqueuse et continue des choses. La rencontre nous crée : nous n’étions rien ou rien que des choses avant d’être réunis », affirme Gaston Bachelard dans la Préface à Je et Tu de Martin Buber.
Ma rencontre avec autrui a été conditionnée par diverses circonstances, mais c’est plutôt le caractère altruiste qui fait que je l’ai considéré à travers le Moi. Dans le concret, la relation avec autrui passe par la connaissance de son identité, et plus précisément par sa culture vécue au quotidien.
II) Une culture étrangère me transporte dans le vaste empire de l’Humanité
Quiconque parle de culture laisse entendre au préalable une différence entre les hommes et les animaux, c’est-à-dire le clivage entre la nature et la culture. Les biologistes sont tout à fait capables de classifier les hommes selon divers critères, notamment la capacité à s’adapter dans un milieu, le niveau d’intelligence, le mode d’alimentation ou de procréation. Cependant, cette nature n’est plus considérée lorsqu’il s’agit de culture, c’est-à-dire scruter l’homme à travers son état civilisé. En face d’autrui, je sais alors qu’il a incorporé une part de civilisation en lui, ce qui l’enlève du statut animalier. Quelle que soit l’étrangeté de sa culture, il ne m’est pas permis de le classer comme barbare, ce qui est synonyme d’absence de culture. Buffon, dans son ouvrage De la nature de l’homme stipule clairement : « On conviendra que le plus stupide des hommes suffit pour conduire le plus spirituel des animaux ; il le commande et le fait servir à ses usages, et c’est moins par la force et par adresse que par supériorité de nature ». En l’approchant davantage, je pourrai constater qu’autrui, de par son héritage culturel, dispose de plusieurs techniques pour s’adapter à son milieu. Et même quand il s’agit des talents artistiques, comme la musique et la danse, je peux réaliser à quel point la représentation du beau peut toucher profondément une âme qui n’a vu de pareil dans le passé. La langue est également une institution à part entière à travers laquelle les compatriotes se reconnaissent entre eux. Et pour les étrangers qui ne la comprennent pas, ils l’appréhenderont avec sympathie en répétant quelques mots, dans l’envie de faire savoir que « votre culture nous intéresse ». C’est pourquoi Kant a fait cette remarque dans Qu’est-ce que s’orienter dans la pensée : « Penserions-nous beaucoup et penserions-nous bien si nous ne pensions pas en commun avec d’autres qui nous font part de leurs pensées et auxquels nous communiquions les nôtres ? » Les gestes et les regards peuvent également compléter la communication, de sorte qu’il existe toujours un moyen pour refléter notre humanité et l’universalité de notre pensée. La langue est donc un support de communication qui soutient un contenu, c’est-à-dire que le contenu lui-même devra également avoir un sens s’il se veut être compréhensible. Autrement dit, les significations représentées à l’intérieur d’une culture ne sont pas aussi divergentes que celles assignées à une autre : c’est pourquoi il est parfois facile de se comprendre et d’interpréter une langue. Lévi-Strauss a compris ce paradoxe de la civilisation en l’illustrant dans Tristes tropiques : « Ce contraste illustre à mes yeux le paradoxe de la civilisation dont les charmes tiennent essentiellement aux résidus qu’elle transporte dans son flux sans que nous puissions pour autant nous interdire de le clarifier ».
Pour comprendre la culture d’autrui, je ne procède pas par analogie en partant de ma propre culture : je m’ouvre à ce qui se donne comme étranger pour en saisir le sens. L’amour que je porte à autrui se prolonge alors nécessairement à l’amour de sa culture.
III) L’amour pour quelque chose ou pour quelqu’un ne se limite pas au respect
Aimer son prochain comme soi-même est parmi les principes moraux les plus illustres du christianisme. Remarquons cependant que ce prochain tel qu’il est souligné par la Bible est le juif circoncis, ayant reçu la Table des Lois de Moïse ; faire commerce avec les autres Nations est une abomination chez les Juifs. Dans la réalité, on ne peut pas aimer n’importe qui et n’importe quoi, sans raison. Si je porte une admiration pour un autrui quelconque, c’est dans la limite qu’il est un être humain comme moi, et que je lui fais preuve de compassion et de sympathie. Dans la même foulée, je peux très bien accepter nos différences, et ce, même si je ne connais pas en détail ses coutumes. Mais quand on parle d’amour, il y a ce petit plus qui rend l’autre très spécial à nos yeux. « Nul ne choisit d‘aimer, ni qui il aimera, la nature fait le choix. Mais il n’y a point d’amour qui grandisse sans fidélité ; il n’y a point d’amour qui ne périsse par l’idée funeste que le choix n’était point le meilleur », constate Alain dans Les Idées et les Âges. Cela signifie tout d’abord qu’il serait exagéré de dire qu’on peut aimer tout le monde selon un même degré. Toutefois, s’il existe une attirance réciproque entre deux êtres, on ne peut pas délimiter avec précision l’origine des liens affectifs qui les unissent. Par la suite, l’effort par lequel les deux êtres persévèrent dans leur relation fortifie l’amour, ce qui inclut notamment l’effort de connaître l’autre par sa culture. À la longue, si l’un des partis renferme intérieurement une haine contre la culture de l’autre, cet amour ternira nécessairement, car des signes extérieurs révéleront un sentiment d’inconfort et de frustration. Par conséquent, cette compréhension mutuelle via la culture est plus que nécessaire pour entretenir l’amour. L’amour pour un autrui quelconque renferme alors une idée vague, telle qu’il est expliquée par Hegel dans Leçon sur la philosophie de l’histoire : « Car l’individu est celui qui est là présent, non point homme en général, celui-ci n’existant pas, mais homme déterminé ». Comme le concept d’autrui quelconque est une indétermination dans le concret, un effacement de ce qui fait de lui un individu, il ne peut y avoir non plus de culture quelconque, prise dans sa généralité. A travers une grande ouverture d’esprit, je peux admirer toutes les cultures que je côtoie. Par ailleurs, il m’est toujours permis d’aimer une culture sans que je l’assigne à une personne en particulier. Or, si je porte mon amour pour tel individu, il est dans l’intérêt de nos relations de nous faire connaître à travers nos cultures respectives. Et même en renonçant au terme amour, l’altruisme, tel qu’il est exposé par Auguste Comte dans Catéchisme positiviste, contribue à cimenter le sens de la vie en société : « Ils comprendraient alors que vivre pour autrui fournit le seul moyen de développer librement toute l’existence humaine ; en l’étendant simultanément au présent le plus vaste, au plus antique passé, et même au plus lointain avenir ».
Conclusion
Parmi toutes ces personnes que j’ai côtoyées, je suis particulièrement épris par celui-ci, certainement par affinités ou par compréhension mutuelle, mais je sais pertinemment que je ne perds rien et je ne gagne rien en rompant avec celle-ci. Et pourtant, je voudrais poursuivre ce contact car je me sens bien avec elle plus qu’avec une autre. Et dans le cas où l’ouverture à la culture d’autrui m’offre quelque chose de nouveau, je la considère comme un élément authentique qui s’ajoute à ma compréhension du monde. Une fois que j’ai réalisé l’originalité de la culture d’autrui, je suis porté à l’admirer et à l’aimer, tout comme le mien que j’admire et que je respecte malgré ses imperfections. En conséquence, nous ne pouvons pas aimer une culture seulement pas sa dénomination : j’aime une culture parce que je connais désormais les particularités qui la constituent. Est-il légitime de s’acculturer pour songer au bien vivre en commun ?