Dissertation de Philosophie (corrigé)
Introduction
C’est une tendance commune à tous les hommes de vouloir se distinguer des autres, en créant des œuvres originales ou en se forgeant une personnalité hors du commun. Ces créations font la fierté du maître d’ouvrage, et l’humanité se pare aussitôt de cette réussite pour en faire son emblème. Ainsi, lorsqu’un individu particulier a su plaire aux autres, ces derniers s’identifient à cette personnalité comme s’ils avaient également participé à cette œuvre. Et pourtant, la masse présente un mécontentement au cas où cette personne de renommée dépasse ses semblables en termes d’honneur et de richesse, suite à ses efforts personnels. D’une part, la nature humaine prône l’universalité du genre humain, mais d’autre part, elle offre des éloges aux génies et aux héros. « Ces humeurs transcendantes m’effraient, comme les lieux hautains et inaccessibles ; et rien ne m’est à digérer fâcheux en la vie de Socrate que ses extases et ses démoneries, rien si humain en Platon que ce pour quoi ils disent qu’on l’appelle divin » disait Montaigne dans ses Essais. Pour l’individu en particulier, il est tiraillé entre le choix de se distinguer de la masse ou de rester sage à l’intérieur du troupeau. Serait-il illégitime de ma part de se construire une vie réussie sous les calomnies de la foule ? Pour traiter cette problématique, nous dresserons les trois paragraphes ci-dessous : le premier exposera les avantages de mettre l’altruisme en pratique ; le deuxième expliquera la nécessité de se bâtir une brillante carrière selon mes propres ambitions ; et le troisième synthétisera que le souhait des autres ne peut pas toujours converger avec mon point de vue.
I) Le bonheur de l’humanité repose sur l’altruisme
L’expérience nous enseigne que l’altruisme est une qualité indispensable pour tout être humain, sans lequel la vie communautaire serait impossible. Ce comportement implique le partage, faisant abstraction des qualités ou des défauts des autres, en vue de jouir d’une satisfaction commune. L’altruisme engendre également une communication des valeurs qui se fait inconsciemment à travers la comparaison et l’imitation. En effet, la socialisation devient plus fluide et les liens sociaux se raffermissent lorsqu’on partage les mêmes valeurs. Cette uniformité aura pour conséquence l’absence des conflits, car les individus adoptent des conduites harmonisées et pleines de tolérance, tout en se basant sur une vision commune en ce qui concerne la société. Dans son Enquête sur l’entendement humain, Hume écrit ce passage : « La nécessité d’une action, qu’il s’agisse de la matière ou de l’esprit, n’est pas à proprement parler une qualité dans l’agent, mais dans un être pensant ou intelligent qui considère cette action ». Ainsi, l’Etat déguise l’altruisme dans l’ensemble de sa politique publique, car l’égalité reflète le désir inconscient des hommes d’ accéder vers un même niveau de satisfaction. Un individu dépourvu de moyens devient aussitôt une charge pour l’ensemble de la communauté, ou alors un mauvais exemple qui sous-entend que tout un chacun aurait pu devenir comme lui. L’assistance publique ne peut certes changer radicalement les conditions de vie d’un individu en difficulté, et il ne peut le soutenir qu’à une certaine limite. Toutefois, c’est un geste qui compte réellement pour remonter le moral des personnes démunies. « Outre que notre harmonie morale repose exclusivement sur l’altruisme, il peut seul nous procure aussi la plus grande intensité de vie », conforte Auguste Comte dans son Catéchisme positiviste. Le terme humanité serait trop large si on considérait les distances spatio-temporelles qui séparent les individus touchés par cette dénomination. Mais un étranger dont le pays est touché par un cataclysme peut être bien plus proche de moi que le voisin de palier, parce que je compatis à sa douleur. Le désir de savoir ce qui se passe ailleurs est un signe qu’autrui m’intéresse dans son état quelconque, et que je ne suis pas seule dans ce monde très vaste. Ainsi, mon bonheur consiste à savoir que tout va bien ailleurs, donc le confort et la tranquillité que je vis ne sont pas le fruit de mon égoïsme. Spinoza ajoute cette explication dans son livre L’Éthique : « Et, puisque la puissance de l’homme pour réduire les affections consiste dans l’entendement seul, nul n’obtient cet épanouissement de la Béatitude par la réduction des appétits sensuels, mais au contraire le pouvoir de les réduire naît de la Béatitude elle-même ».
Non seulement il est naturel à l’homme de se soucier de son prochain, mais le meilleur des mondes qu’il puisse penser est celui où règne l’égalité. Cependant, le bonheur individuel qui est basé sur la réussite et le prestige procure un sentiment plus valorisant que d’être confondu dans la masse.
II) L’homme présente des ambitions visant l’honneur et la supériorité
La société n’a pas pour mission d’entretenir l’individu, ce dernier doit au contraire prouver à son entourage qu’il est capable de quelque chose. Le monde professionnel est caractérisé essentiellement par la concurrence, ce qui tend non seulement vers l’accumulation de profit, mais révèle surtout la réussite personnelle. Ainsi, les qualités humaines sont mieux évaluées à travers sa carrière, et c’est le cadre le plus propice pour montrer qu’il est utile à la société. Mais aussi, il voudrait prouver à lui-même qu’il vaut quelque chose, hormis les avantages qu’il obtient de par son salaire. Par conséquent, une personne qui ne travaille pas ou qui occupe un poste précaire est mal vue par la société, elle n’engendre aucun sentiment altruiste dans le long terme. Comme disait Kant dans La philosophie de l’histoire : « Il veut vivre commodément et à son aise ; mais la nature veut qu’il soit obligé de sortir de son inertie et de sa satisfaction passive, de se jeter dans le travail et dans la peine pour trouver en retour les moyens de s’en libérer sagement ». Un métier donné n’est jamais neutre aux yeux de la société, et chaque individu le sait pertinemment. Le choix de carrière repose alors sur l’estimation selon laquelle un métier devrait me permettre une ascension sociale, une situation que je pourrais exploiter à mon avantage. En effet, la rivalité est inséparable de la promotion sociale, de sorte que ce n’est pas tout le monde qui puisse en bénéficier. Il incombe alors à l’individu de déployer des efforts afin d’avoir le meilleur poste possible, et de pouvoir en parallèle subvenir convenablement à ses besoins. En d’autres termes, il est inconcevable de penser qu’un homme qui gagne péniblement sa vie puisse se prétendre heureux. « Alors il travaille la terre à la sueur de son front, et est mécontent qu’il y pousse encore des épines et des chardons qu’il doit arracher. _Ce n’est pas le besoin qui est la source du vice ; il est incitation à l’activité et à la vertu », déclare Fichte dans ses Conférences sur la destination du savant. Non seulement l’individu est obligé de travailler pour survivre, mais surtout pour être heureux. Il possède alors des arguments valables pour poursuivre des ambitions de grandeur, ce qui débute par les signes ostentatoires pour arriver à un pouvoir sur l’univers. Devenir riche est donc la voie la plus assurée pour ouvrir les portes à plusieurs possibilités, c’est-à-dire à atteindre une situation de plénitude qui caractérise le bonheur. D’ailleurs, il découle de la nature de l’homme de se dépasser, et les richesses matérielles ne reflètent pas seulement le confort mais aussi le sentiment de prestige. Ainsi, rester moyen ne le satisfait aucunement dans le sens où cela aboutit inévitablement au malheur d’être pauvre. Cela se met en parallèle avec cet extrait des Manuscrits de 1844 de Karl Marx : « La différence entre la demande effective, basée sur l’argent, et la demande sans effet, basée sur mon besoin, ma passion, mon désir, etc., est la différence entre l’Être et la pensée ».
L’individu doit se battre pour se frayer une place convenable dans la société, cette dernière étant d’ailleurs incapable de compléter son bonheur. En principe, je ne peux pas assurer intégralement le bonheur d’autrui, et inversement le mien ne dépend pas de ce que les autres font de moi.
III) Mon bonheur me concerne de plus près que celui des autres
Autrui quelconque est le symbole par excellence de l’humanité, tandis que la société reflète encore une dénomination vague et impersonnelle. Le bonheur de l’humanité renvoie alors dans une acception générale de ce que doit être le traitement favorable envers autrui. Cependant, la société fonctionne selon le droit et les règles coutumières, ce qui implique tout simplement justice et obéissance. Faire son devoir à l’égard de la société ne signifie pas rendre tout le monde heureux, mais montrer une attitude altruiste par pure bonté apporte le sourire à mon prochain. L’altruisme n’est pas un devoir, donc faire plaisir à mon prochain relève d’une pure volonté de ma part. Qui plus est, je fais preuve de générosité à autrui parce que cela me réjouit également de l’intérieur, c’est-à-dire contribue à mon propre bonheur. John Stuart Mill écrit d’ailleurs ceci dans L’utilitarisme : « Celui qui sauve un de ses semblables en danger de se noyer accomplit une action moralement bonne, que son motif d’action soit le devoir ou l’espoir d’être payé de sa peine ». Je ne gagne rien en sacrifiant mon bonheur au détriment de celui d’autrui, puisque dans le futur il faudrait toujours que je plaise à autrui dans ce que je fais. Cette situation de dépendance est intenable dans le long terme, donc la satisfaction que je recevrai en retour devient nulle au final. Mais si je choisis de sacrifier mon bonheur pour quelqu’un en particulier, c’est parce que cette personne fait partie de mon être, comme dérivée de ma chair, donc c’est comme si je ne perdais rien. Admirer le bonheur des gens me réjouit certes, surtout si la situation a été engendrée par mes actions. Toutefois, je ne dois pas attendre que les autres agissent pour mon compte afin que je puisse trouver le bonheur. Comme nous l’avertit d’ailleurs Kant dans ses Fondements de la métaphysique des mœurs : « Le problème qui consiste à déterminer d’une façon sûre et générale quelle action peut favoriser le bonheur d’un être raisonnable est un problème tout à fait insoluble ». En somme, une carrière réussie exige beaucoup de discipline envers soi-même et surtout envers les autres. Sachant que l’altruisme ne se limite pas à faire un petit geste envers autrui, mais s’étend vers l’admiration et le respect de ses valeurs et convictions, alors ce comportement serait incompatible avec la réussite de mes projets. Puisque le bonheur d’autrui et le mien ne peuvent se mettre en parallèle, je choisirai volontiers de me construire une vie où je jouirai intégralement du fruit de mes labeurs. D’ailleurs, les compliments venant des autres ne sont pas toujours sincères, et le plus souvent ils sont en fonction de leurs propres intérêts. Comme disait Alain dans ses Propos sur le bonheur : « Il faudrait n’être pas triste ; il faudrait espérer ; on ne donne aux gens que l’espoir que l’on a. Il faudrait compter sur la nature, voir l’avenir en beau, et croire que la vie triomphera ».
Conclusion
La société présente une nature telle qu’elle voudrait supprimer les inégalités, ce qui dérive en principe de la nature altruiste des individus. Ainsi, le bonheur d’autrui m’affecte réellement dans l’unique cas où je dispose vraiment d’un état altruiste à son égard. Mais aussi, une bonne situation professionnelle engendre nécessairement une vie confortable, et cette situation idéale tend progressivement à devenir la norme. Tout compte fait, le bonheur personnel est fonction tout d’abord de la stabilité financière, engendrant ensuite divers bienfaits qui sont d’autant plus réjouissants parce qu’il symbolise le mérite. Si je décide de m’investir dans ma carrière professionnelle, mais que cela ne plaît pas à bon nombre de gens, je peux toujours continuer mon projet. Cela dit, ces opinions ne me rendent pas vraiment heureux, comparé aux avantages issus de ma réussite personnelle ainsi qu’aux appréciations que je me fais à moi-même. Peut-on être heureux en étant détesté de tous ?