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La justice peut-elle se passer de contraindre ?

Ecrit par Toute La Philo

Dissertation de Philosophie (corrigé)

Introduction

Les questions d’argent, d’honneur, de rapport à autrui ou encore de gouvernance sont à la base des querelles refermant une certaine forme d’injustice. Cette notion se comprend mieux dans le vivre en commun des hommes, une réalité vécue qui va de pair avec la structure originelle de la société. A y voir de plus près, la nature humaine présente des penchants qui tendent vers l’injustice ; mais incapable de vivre à l’écart de ses semblables, il doit néanmoins faire preuve de justice afin de concilier ses propres intérêts avec les leurs. Toutefois, cette ambiguïté prouve la nécessité de bâtir un Etat, doté d’un pouvoir souverain et de moyens nécessaires pour éradiquer l’injustice. Ce passage de La République de Platon souligne précisément comment les hommes usent à leur guise de la justice ou de l’injustice : « Car si quelqu’un, disposant d’un tel pouvoir, ne consentait jamais à commettre l’injustice et à toucher au bien d’autrui, il paraîtrait à ceux qui le connaîtraient comme le plus malheureux et le plus insensé des hommes ». Selon l’opinion commune, l’injustice serait tolérée si elle était pratiquée à l’insu de tout le monde, et surtout si ses fruits étaient particulièrement profitables pour celui qui la commet. L’homme peut-il devenir naturellement juste sans l’intervention de l’Etat ? Nous répondrons à cette problématique à travers les trois paragraphes qui suivent : d’une part, personne ne penserait agir dans la justice s’il n’y avait pas la contrainte de la morale ; d’autre part, c’est parce que la morale est faillible que la contrainte physique de l’appareil d’Etat est nécessaire ; et pour terminer, faire le juste est un véritable renoncement à soi.

I) La justice tire sa valeur à travers sa connotation morale

Depuis la toute petite enfance, l’homme possède déjà le sens de la justice dans sa manière de partager les jeux ou le traitement des adultes à son égard. Son éducation consiste également à transmettre cette valeur fondamentale, qui pose moi-même et autrui à une situation équivalente, exigeant un traitement équitable. Il incorporera facilement cette notion dans le cas où il grandit dans une communauté où les membres sont respectueux de ce principe, et que lui-même pourra expérimenter les bienfaits de la justice de la part des autres. Et dans la même foulée, il connaîtra également ce qu’est la honte pour ceux qui y dérogent, ce qui n’est pas forcément accompagné d’un châtiment physique. C’est en ce sens que cette citation de Kant prend toute sa signification : « Agis de telle sorte que tu traites l’humanité, aussi bien dans ta personne que dans la personne d’autrui, toujours en même temps comme une fin et jamais simplement comme un moyen ». En effet, il n’est même pas nécessaire d’en citer les avantages, car sa valeur ne repose pas dans ces qualités tangibles et observables, et il n’est d’ailleurs pas rare de rencontrer des cas où les injustes sont mieux nantis que ceux qui suivent la voix de leur conscience. Être juste signifie alors penser à l’harmonie sociale, mettre chacun selon leur mérite afin que soi-même soit également traité de la sorte. Ce choix de vie ne dépend pas de ce que les autres font, ou comment les autres m’avaient traité auparavant, car la vraie justice s’évalue surtout dans ma réaction lorsque j’ai subi moi-même une forme d’injustice. Comme disait Merleau-Ponty dans l’Éloge de la philosophie : « Quand Socrate refuse de fuir, ce n’est pas qu’il reconnaisse le tribunal, c’est pour mieux le récuser. En fuyant, il deviendrait un ennemi d’Athènes, il rendrait la sentence vraie. En restant, il a gagné, qu’on l’acquitte ou qu’on le condamne ». Et même pour des cas où la justice n’a pas été reconnue par les autres, le fait de savoir dans mon for intérieur que ma conscience morale ne me poursuit pas est un réel réconfort qui me fait supporter les injustices. Cela dit, agir selon la justice ne produit pas toujours des situations favorables, mais c’est l’autorité de la morale qui me contraint à le faire. Dans ce cas, être juste n’est pas synonyme de faire justice, car même si nous avons le pouvoir de rendre la monnaie de la pièce, nous deviendrons injustes à notre tour en commettant ce qui a été banni par notre conscience. Hegel disait d’ailleurs : « L’état de nature est plutôt l’état de l’injustice, de la violence, de l’instinct naturel déchaîné, des actions et des sentiments inhumains ».

Seules les personnes dotées de moralité parviennent à lutter contre la tentation de l’injustice, et de se réjouir d’un contentement désintéressé rien qu’en étant juste. Toutefois, l’homme n’est pas entièrement ange, c’est pourquoi la contrainte physique est nécessaire afin de rétablir l’ordre.

II) Le rôle de l’Etat est de prévenir les débordements de l’injustice

Dans une société où rien n’est gratuit et tout s’acquiert par la sueur de son front, il est tout à fait légitime de penser à soi et sa famille. L’altruisme et les autres valeurs similaires passent alors au second rang, car on ne peut pas toujours espérer d’autrui qu’il vienne constamment à notre secours. Lorsqu’on vise l’efficacité, force est d’employer tous les moyens en notre possession, même si on sait à quel point ils sont injustes. L’instauration des lois et des forces répressives est alors tout à fait nécessaire pour que ces cas isolés ne se répandent pour devenir la nouvelle règle sociétale. Etant donné qu’enfreindre à la loi morale peut toujours se faire à l’impunité, l’autorité des lois condamne ces actes et les punit sévèrement, ce qui est la forme la plus explicite de la justice. « Aussi longtemps que les hommes vivent sans un pouvoir commun qui les tienne tous en respect, ils sont dans cette condition qui se nomme guerre, et cette guerre est guerre de chacun contre chacun », constate Hobbes dans son Léviathan. L’Etat a d’ailleurs créé une institution spécialisée, chargée de résoudre les litiges entre les particuliers, cela pour souligner qu’il existe des lois sur la base desquels les magistrats exercent leur fonction. Le verdict proclamé par le juge est alors une sorte de contrainte qui oblige les deux partis à se soumettre à l’autorité de la Justice. Cette dernière supplée alors à la défaillance des règles morales chez les individus, et prouve son efficacité par l’usage des moyens coercitifs. Qui plus est, l’Etat agit par nécessité, et son renoncement à cette fonction réduirait à néant la possibilité d’un vivre en commun harmonieux. Cela est conforté par ce passage d’Eléments de philosophie d’Alain : « Dès qu’il s’agit de vertu ou de perfection, ceux qui y pensent un peu ont bientôt compris que ces choses-là, qui justement ne sont point, ne sont point pensées que si elles sont voulues, et, bien mieux, contre les leçons de l’expérience ». Faire preuve de bonne volonté, très appréciée dans le cercle de la morale, n’engendre pas autant d’effets que d’appliquer la justice telle que la loi l’exige. En effet, une contrainte n’est pas de l’ordre du fictif, elle doit avoir un impact sur la personne ou sur les biens afin d’être véritablement efficace. Mais aussi, la structure du gouvernement reflète déjà une forme de justice, ce qui est appuyé par ses lois et règlements qui soulignent une contrainte. La justice est plus qu’une nécessité dans une société, et il en est de même pour les moyens qu’elle utilise. Comme disait Auguste Comte dans ses Considérations du pouvoir spirituel : « Elle signifie, dans son acception la plus étendue, que moins le gouvernement moral a d’énergie dans une société, plus il est indispensable que le gouvernement matériel acquiert d’intensité, pour empêcher l’entière décomposition du corps social ».

Le rôle de l’Etat est alors tout à fait propice pour pallier cette imperfection de la nature humaine, susceptible de céder à tout moment à l’appel du vice. Mais en se fiant tout simplement à des moyens de répression, nous oublierons aussitôt la vraie valeur de la justice pour la transformer en obéissance à la force.

III) La justice concerne à la fois l’individu et les affaires de l’Etat

Les actions de l’Etat s’exercent en toute légalité aussi longtemps qu’elles visent le bien du peuple, et la légitimité de son pouvoir se renforce avec l’efficacité de sa politique. Mais du côté de la population, elle peut très bien faire preuve de docilité en façade, pourtant rien ne l’empêche d’agir avec intelligence et mettre en œuvre des stratégies sournoises. Remarquons que les crimes les plus spectaculaires et les problèmes sociaux les plus profonds se manifestent le plus souvent dans les pays où l’obéissance aux règles est de mise. Cela signifie que le fait de se conformer à la loi est devenu une habitude pour la population, alors qu’elle a perdu le fil qui relie la justice et la liberté. Les individus obéissent seulement à l’Etat par la crainte ou parce qu’ils espèrent profiter de bons services de sa part. Cela est appuyé par ce passage du Traité politique de Spinoza : « La fin de l’Etat n’est pas de faire passer les hommes de la condition d’êtres raisonnables à celle de bêtes brutes ou d’automates, mais au contraire il est institué pour que leur âme et leur corps s’acquittent en sûreté de toutes leurs fonctions ». L’Etat aura beau renforcer sa domination physique, allonger les textes pénaux ou multiplier la surveillance, il atteindra certainement l’efficacité voulue en termes d’obéissance. Cela dit, l’harmonie et la paix seront facilement acquises lorsqu’il dispose d’un peuple hautement éduqué et ayant incorporé certaines valeurs. Mais le but est surtout d’intérioriser le sens de la justice chez un peuple, et pas seulement de faire fonctionner l’Etat. Certes, la morale est d’une importance capitale pour inculquer le sens de la justice, or les hommes ne sont pas toujours guidés par la conscience morale. Le mieux est d’avoir un peuple capable de penser, c’est-à-dire faire le lien entre la justice en tant qu’idéal et la justice comme nécessité. En somme, l’homme sait définir la justice, mais il ne sait pas naturellement l’appliquer. On peut en faire le lien avec cette affirmation de Descartes : « On peut dire que les hommes ont plus ou moins de sagesse à raison de ce qu’ils ont plus ou moins de connaissance des vérités plus importantes ». Un peuple qui n’a aucune notion de justice est exposé en permanence aux coups d’Etat et à la résistance au pouvoir en place. Notons que l’application de la justice du point de vue individuel nécessite un degré de tolérance, et cela est également appliqué dans les différentes politiques publiques, par la gestion des intérêts de plusieurs groupements d’individus. La vraie justice devrait rendre compte des questions de priorités, étant donné que les intérêts de chaque particulier ne peuvent pas être réalisés en même temps. Les actions de l’Etat sont toujours et déjà légales, cependant elles seront jugées comme injustes tant que le peuple n’a pas compris ce qu’est en réalité la justice. Seul un peuple éduqué pourrait juger correctement les actions de l’Etat comme provenant de la légalité. C’est pourquoi Rousseau disait dans son Contrat social : « Convenons donc que force ne fait pas droit, et qu’on n’est obligé d’obéir qu’aux puissances légitimes ».

Conclusion

La justice est donc une notion centrale dans le domaine de la morale, et sur lequel s’appuie l’application de nombreuses autres vertus. Rien qu’en considérant la valeur morale de la justice, nous sommes nécessairement enclins à obéir et éprouvons une satisfaction personnelle en faisant ce qu’il fallait faire. La justice ne doit donc pas être étudiée comme une théorie abstraite, pouvant inclure les meilleures définitions mais qui sont pourtant irréalisables dans le concret : il n’y a de justice que lorsqu’elle est manifestement observable dans la société. L’Etat est donc en droit de conscientiser le peuple sur les avantages de la justice, et légitime son droit de punir pour avoir une obligation de résultat, contrairement à la liberté de ceux qui se fient aux préceptes moraux. Tant que l’Etat se tient en place, son pouvoir sera toujours coercitif et sera considéré comme une justice. Peut-on se faire justice soi-même ?

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