Dissertations

La justice n’est-elle que pure convention ?

Ecrit par Toute La Philo

Dissertation de Philosophie (corrigé)

Introduction

L’homme peut tout tolérer sauf dans une situation où il ne reçoit pas le mérite qui correspond à sa valeur. Mais la justice elle-même telle qu’on la réclame peut également dévier en fonction de la personne qui la considère, ce qui signifie que ce concept ne se comprend pas uniquement dans sa définition, mais surtout dans la pratique. C’est pourquoi il existe au sein de l’Etat une institution spécialisée pour la Justice, dont le fonctionnement est intimement appuyé par le droit. Mais il faudrait aussi rechercher cette valeur fondamentale non seulement dans le cercle limité du Droit, mais surtout dans son intériorisation chez les individus particuliers. Comme disait Kant dans sa Doctrine du Droit : « Si la justice disparaît, c’est chose sans valeur que le fait que les hommes vivent sur la terre ». Et pourtant, il est des fois où le maintien de la vie communautaire, qui est conditionnée par d’autres facteurs exogènes et incontournables, devient plus important que l’instauration de la justice. La justice peut-elle perdre sa connotation morale pour être plus efficace ? Afin de répondre à ce questionnement, nous dresserons trois paragraphes distincts : le premier s’étalera sur la valeur de la justice en tant que fondement de la dignité humaine ; le deuxième soulignera les difficultés à la mettre en pratique dans le concret ; et le troisième sera une synthèse sur la possibilité de mettre la justice en parallèle avec l’intérêt particulier.

I) L’égalité de tous devant la Loi est fondée sur la justice

La formation d’une société d’hommes provient du constat selon lequel les individus et les familles possèdent des potentiels particuliers qui ne se rencontrent pas ailleurs, mais qui sont profitables pour les autres qui en sont dépourvus. Cette différence qualitative fait émerger alors l’idée de se rassembler et de faire des échanges, afin que tout le monde soit gagnant. Par la suite, le décalage économique entre les ménages provoque nécessairement une différence dans l’estime aux yeux des autres, puis une différence dans la position sociale. Et pourtant, la raison considère naturellement que tous les hommes se valent, quelles que soient les circonstances qui ont privilégié les uns et ont dévalorisé les autres. Proudhon, dans son ouvrage De la justice dans la révolution et dans l’Eglise, écrit : « C’est le respect, spontanément éprouvé et réciproquement garanti, de la dignité humaine, en quelque personne et dans quelque circonstance qu’elle se trouve compromise, et à quelque risque que nous expose sa défense ». Par-là naquit une sensation d’injustice, d’où l’intervention de l’Etat qui use de ses moyens afin que chacun obtienne ce qui lui est dû. L’institution étatique et ses branches spécialisées œuvrent donc pour faire régner la justice qui ne peut être, le plus souvent, atteinte par la seule volonté des individus. Et non seulement le rôle de l’Etat consiste à résoudre les conflits, mais aussi d’offrir des conditions qui sont favorables à la paix, plus précisément une situation propice à l’égalité et à la justice. En effet, ce qui fait surgir principalement le sentiment d’injustice est l’inégalité, ce qui signifie que tout homme aspire secrètement à l’égalité. Nietzsche a parfaitement raison de dire ceci : « Ce n’est pas pour le droit que vous vous battez, vous les justes : c’est pour faire triompher votre image de l’homme ». Si le premier pas vers la justice est tout d’abord l’instauration de l’égalité, l’ensemble du processus va également dans le même sens. Cela se traduit par l’égalité devant la loi, sachant que la hiérarchie selon le rang et la fonction subsistent toujours même dans l’État le plus démocratique. Le contenu des textes législatifs œuvre principalement à un traitement égal face à l’inégalité originelle entre les individus, ce qui est un moyen pour l’Etat de faire valoir son refus, dans la forme et dans le fond, ce que l’institution de nature avait établi. Cela s’explique par ce passage du Traité théologico-politique de Spinoza selon lequel : « Et la loi suprême de la Nature étant que chaque chose s’efforce de persévérer dans son état, autant qu’il est en elle, et cela sans tenir aucun compte d’aucune autre chose, mais seulement d’elle-même ».

Tous les efforts pour faire régner la justice seront vains s’il n’y a pas de conscience préalable selon laquelle l’égalité est d’une importance capitale. Toujours dans ce cadre de réflexion, c’est un processus très délicat d’abolir la force par une autre force, sans paraître injuste et violent.

II) L’injustice persiste à cause des impératifs de la société

Pensée en idée, la justice ravive tout l’espoir d’un peuple assoiffé de changement ; appliquée dans le concret, elle se heurte à diverses contraintes qui résistent aux procédures institutionnelles. En vérité, l’injustice se ressent à un niveau individuel, ce ne sont pas les magistrats ou les sénateurs qui en ont conscience en premier : elle se manifeste notamment dans un cas particulier, au milieu d’un environnement où tout semble parfait. Cela signifie que les composants de la société recèlent quelques hétérogénéités qui sont incompatibles avec la masse, et qui paraissent négligeables à cause de leur infériorité numérique. L’injustice débute alors dans ce cas précis où l’on force les minorités à s’intégrer avec le grand nombre, et on les taxe de marginaux dans le cas où ils n’y parviennent pas. « C’est justement cette contradiction entre l’intérêt particulier et l’intérêt collectif qui amène l’intérêt collectif à prendre, en qualité d’Etat, une forme indépendante, séparée des intérêts réels de l’individu et de l’ensemble et à faire en même temps figure de communauté illusoire », constatent Marx et Engels dans L’idéologie allemande. A vrai dire, cet effort pour faire régner l’égalité a échoué parce qu’on a omis que la structure de la société est érigée sur la base d’une inégalité insurmontable parmi les hommes. Les hommes ne font pas société parce qu’ils sont égaux, au contraire c’est pour que l’inégalité leur soit profitable que la société a jusqu’ici pu tenir en place. Il est vrai que la marche vers l’égalité ne soit pas une façade, mais le résultat infructueux prouve qu’il est nécessaire de refonder la société tout entière sur d’autres bases et d’autres valeurs. Et pourtant, ce rêve utopique de construire une société parfaite a été traduit par cet extrait des Principes de la philosophie du droit de Hegel : « Arrivées au pouvoir, ces abstractions ont produit d’une part le plus prodigieux spectacle vu depuis qu’il y a une race humaine : recommencer à priori, et par la pensée, la constitution d’un grand État réel en renversant tout ce qui existe et est donné, et vouloir donner pour base un système rationnel imaginé ». Recourir à une révolution n’est donc pas une solution pour abolir l’injustice, comme si la société antérieure était plongée dans une totale ignorance à propos de ce principe. Effectivement, une révolution n’est pas impossible, cependant il faudrait révolutionner en même temps la nature humaine. Cela consiste d’une part en lui faisant renoncer aux véritables besoins qui sont ressentis particulièrement, et d’autre part à lui inculquer la pensée selon laquelle l’égalité vaut mieux que de vivre en sécurité avec des individus supérieurs à soi. Mais il n’existe pas d’instance suprême qui puisse dénaturer totalement l’homme au risque de perdre la vie et celle de sa famille, le cas de l’héros et du saint étant considéré à part. Comme le souligne Karl Popper dans son ouvrage la quête inachevée : « Il me fallait du temps avant de réaliser que ce n’était qu’un beau rêve ; que la liberté importe davantage que l’égalité ; que la tentative d’instaurer l’égalité met la liberté en danger ; et que, à sacrifier la liberté, on ne fait même pas régner l’égalité parmi ceux qu’on a asservis ».

L’une des raisons d’être de la société est d’abolir l’injustice, mais elle effectue maladroitement ce rôle étant donné que cette disposition constitue même sa fondation. Cela nous entraîne à repenser la justice et les possibilités pour la mettre en œuvre dans une société d’emblée inégalitaire.

III) Le droit ne suffit pas pour réaliser la justice comme il se doit

D’après une observation dans l’immédiat, la justice est considérée comme un idéal que la réalité sociale ne peut atteindre. Et pourtant, laisser les choses comme elles sont est tout simplement contraire à la raison, puisque l’injustice est d’autant plus inacceptable que de vivre écarté de tous. En effet, le problème ne provient pas des principes de la justice, mais de la société qui est dans l’obligation de réduire le mobile de ses membres sous l’autorité du Droit. Or, le Droit lui-même est né d’après la convention humaine, plus précisément des hommes qui occupent le pouvoir hiérarchique. Dans le Contrat social, Jean Jacques Rousseau fait la remarque suivante : « Tout ce qui n’est point dans la nature a ses inconvénients, et la société civile plus que tout le reste ». Il est désormais clair que le droit appliqué n’est point naturel, et il en est de même pour la société : afin d’être plus efficace, la manière d’appliquer la justice doit être reformulée au cas par cas, tout comme les textes législatifs qui subissent des révisions au fil du temps. En effet, l’instance judiciaire a pour rôle de considérer les cas particuliers en fonction de la loi en vigueur. Elle observe également le fruit des enquêtes et les documents qui les appuient, afin de fournir un verdict juste sur l’affaire. Mais dans les cas les plus difficiles, il y a référence à ce qui est conventionnel, sans parler de l’obscurité de la loi ou de l’insuffisance de preuves. Dans l’Ethique de Nicomaque, Aristote confirme : « En effet, si tout n’est pas compris dans la loi, la raison en est qu’il est impossible, dans certains cas, d’établir une loi ; de sorte qu’il faut un décret de l’assemblée du peuple ». Cependant, cette forme de convention ne sera pas vue comme telle puisqu’elle s’exprime par des formes officiellement reconnues. Rappelons également que les individus qui n’ont aucune force sociale ne peuvent se faire justice eux-mêmes, donc ne participent pas à cette convention. Visant, alors l’efficacité, elle sélectionne les éléments qui favorisent la société, c’est-à-dire une position inégalitaire feinte sous le nom de Droit. La convention dont il est question n’est donc pas de l’arbitraire, mais un calcul préconçu pour faire fonctionner l’appareil étatique qui porte le titre de justicier. C’est pourquoi Eric Weil souligne ce passage dans sa Philosophie politique : « Dans une communauté et un État sains, la coexistence d’hommes libres et d’esclaves ne produira pas de conflit : les mœurs et la loi, étant rationnelles et raisonnables, feront participer à la raison et jouir d’elle encore ceux qui ne s’y soumettraient pas volontairement ».

Conclusion

L’écart des compétences entre les hommes s’amplifie au fil du temps et au fur et à mesure que le vivre en commun se poursuit. Ce fossé grandissant au sein de la société aboutira, s’il n’y a pas de redressement, à un dérèglement pour la moindre incohérence dans le rapport entre ses membres. Ainsi se comprend la promiscuité nécessaire entre la justice et l’égalité : il serait absurde de faire régner la justice dans un Etat ou une communauté où le fossé inégalitaire séparant le riche et le pauvre, le savant et l’ignorant ou encore l’homme et la femme est aberrant. A première vue, on peut très bien riposter que la raison d’être de l’Etat est de soumettre les instincts et les passions sous l’autorité raisonnable qui prend le nom de volonté générale. Or, cette volonté générale qui fait abstraction des besoins particuliers, ces derniers n’étant pas forcément des caprices mais la condition de la survie même, est par nature imparfaite. Si le Droit était aussi égalitaire que l’on croyait, le problème de la justice ne se serait jamais posé ; c’est pourquoi le système juridique ne suffit pas pour rendre compte de la réalité, il faut de temps en temps quelques conventions ouvertes ou tacites. Cela signifie que la justice devrait également se fonder sur une convention afin qu’elle puisse être réellement en phase avec le Droit. La justice est-elle synonyme d’intérêt particulier ?

A propos de l'auteur

Toute La Philo

Laisser un commentaire