Dissertation de Philosophie (corrigé)
Introduction
Les œuvres d’art imposent leur présence devant diverses catégories de personnes, ces dernières émettent par la suite des jugements selon leur propre interprétation. L’artiste, quant à lui, a déjà effectué sa tâche pendant l’élaboration de l’œuvre, cette dernière étant en elle-même un langage tout entier. Vouloir connaître les sentiments intérieurs de l’artiste s’avère donc compliqué dans la mesure où il faudrait être attentif à ce langage qui n’est pas universel. Constitué par une forme et un contenu, l’art diffère des autres formes de représentation dans le sens où il fait prévaloir la beauté dans son langage. Stéphane Mallarmé s’exprime ainsi dans ses Divagations : « A quoi bon la merveille de transporter un fait de nature en sa presque disparition vibratoire selon le jeu de la parole, cependant ; si ce n’est pour qu’en émane, sans la gêne d’un proche ou concret rappel, la notion pure ». Cela dit, la véritable intention de l’artiste n’est pas simplement de faire un langage, puisque le monde humain est toujours et déjà rempli de langage. Il voudrait faire surgir une autre vision du monde qui est le sien, mais cela ne serait possible qu’à travers une forme d’expression adéquate, tant sa perception des choses est inégalable. L’originalité artistique peut-elle accepter un langage ou un objet dépourvu de beauté ? Afin de répondre à cette problématique, nous adopterons un plan à trois parties, dont le premier expliquera que la beauté est universellement acceptée par les hommes du commun aussi bien que les spécialistes de l’art ; le deuxième précisera que l’artiste est libre de choisir l’objet et la forme d’expression qui lui convient ; et le dernier et troisième mettra en exergue que le beau est l’essence même de l’art.
I) La sensibilité est l’origine du discernement entre le beau et le laid
L’homme oriente ses actions en fonction des connaissances dont il dispose, mais surtout en fonction de ses jugements. Juger signifie en effet la considération d’un assentiment personnel afin de donner une valeur à telle chose ou telle situation. Certes, nous disposons intérieurement de critères raisonnables pour distinguer le vrai du faux, et ils interviennent essentiellement dans la formation de nos connaissances. Mais une fois que nous aurons érigé de vraies connaissances, nous procéderons au jugement qui orientera notre action. Dans le cadre de l’esthétique, il n’y a pas véritablement de connaissance à acquérir : la présence de l’œuvre nous suggère par elle-même sa beauté. Prenons cet extrait du Critique du jugement de Kant : « Le jugement du goût est un jugement esthétique, c’est-à-dire un jugement qui repose sur des fondements subjectifs et dont le motif déterminant ne peut être un concept, ni par suite le concept d’une fin déterminée ». Le vrai et le faux sont des catégories qui ne s’utilisent pas dans le domaine artistique. Etant donné que chaque œuvre diffère d’un autre dans son mode d’expression sensible, nous aurons donc affaire dans le domaine esthétique à des jugements qui convergent vers l’acceptation du beau selon des critères personnels, mais peuvent être compris et acceptés universellement. Autrement dit, nous avons formé des critères subjectifs dont nous sommes par la suite en mesure de faire valoir auprès d’autrui. Comme le stipule clairement cet extrait de Quasi una fantasia de Theodor Adorno : « Contrairement au caractère de connaissance propre à la philosophie et aux sciences, jamais, en art, les éléments rassemblés en vue de la connaissance ne se lient pour former un jugement ». Cela dit, le concept de beauté émerge à travers le contact avec une œuvre d’art, et pourtant ce prétendu concept n’est pas une définition applicable pour chaque œuvre particulière. Et même en histoire de l’art, c’est une façon de retracer les parcours essentiels au sein de la discipline, or la connaissance des courants et écoles qui se sont succédé dans le temps permet seulement de classer une œuvre dans ces catégories. Cela n’affectera pas mon jugement esthétique face à une nouvelle création qui pourrait s’avérer incompatible avec tous ces classements préétablis. Tout compte fait, les critères subjectifs qui interviennent dans le domaine artistique ne peuvent être réfutés par la raison, car ils ne sont pas de la même nature que celle-ci. « Nous pouvons en conséquence définir l’art : la contemplation des choses, indépendante du principe de raison ; il s’oppose ainsi au mode de connaissance qui conduit à l’expérience et à la science », confirme Schopenhauer dans Le monde comme volonté et comme représentation.
Sans recourir aux principes de la raison, la sensibilité permet de désigner et décrire avec clarté les éléments qui font qu’une œuvre soit belle, et qui ne sont point reproductibles dans une autre œuvre. C’est en ce sens même que l’artiste produit inconsciemment le beau, étant imprégné par ses idées et transporté par son imagination.
II) La production du beau ne suit pas un programme préétabli
L’initiation aux arts plastiques ou l’intégration dans une école de danse dès la petite enfance est certes un moyen pour éveiller la curiosité ou les dons naturels d’un individu. Mais pour se faire un nom dans la cour des grands, la fortune et le travail ne suffisent pas toujours : c’est pourquoi ces élites sont reconnues comme des génies. Rappelons cependant que dans le domaine artistique, le savoir-faire de l’artiste s’accroît au fur et à mesure qu’il pratique son art, c’est-à-dire la maîtrise expérimentale dans le modelage de la matière. Ce parcours très technique est d’une importance capitale, et précède même tout jugement esthétique que l’œuvre produit, ou bien sur le prestige de l’artiste. Comme disait Nietzsche dans Humain, trop humain : « L’activité du génie ne paraît vraiment pas quelque chose de foncièrement différent de l’activité de l’inventeur mécanicien, du savant astronome ou historien, du maître en tactique ». Mais contrairement au technicien et à l’ingénieur qui sont étrangers au domaine de l’esthétique, l’artiste peaufine ses compétences en vue de produire le beau. Cependant, une technique bien maîtrisée ne se transforme pas nécessairement en beauté : le génie de l’artiste intervient donc dans sa façon singulière de représenter le monde et dans le choix de la réalité qu’il voudrait décrire dans son art. Il se peut que le modèle original soit d’une banalité insignifiante, mais il a été rendu plus visible grâce à l’art. Remarquons également que cette forme de représentation ne suit pas une norme établie à l’avance, pour dire que l’artiste le plus illustre a décroché son titre par sa manière de représenter un peu décalé des autres. Dans ses Vingt leçons sur les Beaux-Arts, Alain s’explique : « Nos spectres ne sont nullement nos modèles. Au contraire les Beaux-Arts s’expliquent par ceci que l’exécution ne cesse de surpasser la conception, surtout quand un long travail d’artisan a établi la libre communication des sentiments aux mouvements ». Une œuvre d’art se réalise entre les mains habiles de l’artiste, ce qui est stimulé et nourri par son imagination fructueuse. Le choix de l’artiste pour telle matière, tel modèle ou tel outil n’est pas motivé par une assurance que le résultat serait une réussite. En effet, le beau se dévoile comme étant imprévisible, avant et après la conception, mais qui plaît pourtant une fois qu’il apparaît. L’artiste a conscience qu’il vise la beauté à travers son art, mais l’atteint de façon non intentionnelle, c’est-à-dire sans un calcul rationnel dans la combinaison et le modelage des matières. Cette idée coïncide avec cette définition de Bergson dans L’évolution créatrice : « L’intuition, je veux dire l’instinct devenu désintéressé, conscient de lui-même, capable de réfléchir sur son objet et de l’élargir indéfiniment ».
L’artiste dispose d’une grande liberté dans l’expression d’un nouveau sens du monde, en faisant parler la matière à travers un langage esthétique. Son œuvre converge nécessairement à la beauté parce qu’elle s’inscrit désormais parmi ce vaste où s’étalent toutes les créations de ses prédécesseurs.
III) L’artiste est entièrement impliqué dans la création du beau
La question que certains observateurs se posent est : à quel moment peut-on désigner quelqu’un comme étant un artiste. En effet, nombreux sont les cas où les artistes ne sont pas reconnus par ses contemporains, et il faut attendre des décennies plus tard pour que leurs œuvres fassent des échos. Cela signifie que l’homme du commun et surtout les critiques d’art sont conditionnés par leur époque, mais l’artiste quant à lui a déjà effectué sa tâche à l’insu de tout le monde. En guise d’interprétation, le beau est intemporel, il ne dépend pas de l’analyse ou de l’opinion des observateurs : c’est l’artiste qui en est le responsable. Puisqu’elle ignore le travail d’un artiste, la société est en décalage avec le monde où il est plongé, mais un monde bien plus réel que ce qui est visé immédiatement et ordinairement. C’est la raison pour laquelle Hyppolite Taine a énoncé ceci dans son livre Philosophie de l’art : « L’œuvre d’art est déterminée par un ensemble qui est l’état général de l’esprit et des mœurs environnantes ». D’une part, la plèbe est indifférente au contexte actuel où elle vit, car cela fait partie de sa quotidienneté, mais qui est prise comme source d’inspiration par l’artiste. D’autre part, elle est également étrangère au style artistique apporté par celui-ci, et hésite à désigner cela comme de l’art, c’est-à-dire comme une forme de beauté. Il en est de même pour les critiques d’art qui sont la plupart du temps déphasées par rapport à l’engouement qui transporte l’artiste ici et maintenant. Et pourtant, l’œuvre est déjà belle en elle-même et l’artiste en est conscient pendant tout le processus de son élaboration. Plus précisément, être un artiste consiste essentiellement à connaître et à être en phase avec la beauté ; autrement dit, il n’y a pas d’idée d’une beauté irréelle qui transcende en dessus de ce que produit l’artiste. C’est pourquoi Hegel souligne dans son Esthétique : « Mais, au fond, qu’est-ce que l’apparence ? Quels sont les rapports avec l’essence ? N’oublions pas que toute essence, toute vérité, pour ne pas rester abstraction pure, doit apparaître ». Être indifférent au beau signifie créer quelque chose sans que l’on soit inspiré, ou alors mettre en exergue la matière sans réellement faire attention à la forme. Cela dit, il n’y a pas d’artiste digne de ce nom qui soit indifférent au beau, personne ne peut connaître mieux que l’artiste ce qu’est la beauté, que ce soit à travers ses œuvres que celles créées par ses homologues. La beauté se vit dans l’élaboration même d’une œuvre d’art, et tout le processus qui part de sa conception jusqu’à son achèvement est un hommage à la beauté. Il se peut que l’artiste ne soit pas conscient qu’il recherche la beauté en réalisant son œuvre, mais il n’y est pas indifférent. Et pour preuve, les autres pourraient peut-être trouver son produit laid, sauf que pour l’artiste c’est un chef-œuvre qu’on ne peut dupliquer, et cela sans qu’il l’ait visé au préalable. « Et, dans une certaine mesure, art et hasard s’exercent dans le même domaine, selon le mot d’Agathon : L’art aime le hasard, comme le hasard aime l’art ».
Conclusion
Face à une œuvre d’art, nous déployons notre sensibilité qui incorpore les données sensibles que provoque en nous cet objet. Le jugement esthétique peut diverger en plusieurs interprétations, mais dont la justesse prouve que le langage de l’œuvre a été compris par les amateurs et les critiques d’art. L’artiste dispose donc d’une totale liberté pour s’exprimer dans le thème de son choix, avec sa manière propre à lui de le dire. Et pourtant, nul ne choisit d’être un artiste, on peut espérer le devenir mais il n’est pas toujours évident de parvenir à ce stade. Cela signifie que le beau, étant la finalité de l’art, n’est pas figé dans l’œuvre d’un artiste particulier ni dans un courant artistique donné. L’œuvre de l’artiste est un langage esthétique, et elle n’est désignée comme telle que parce que son créateur l’a conçue comme symbole de beauté. Un artiste qui est indifférent au beau renie tout simplement son statut d’artiste. La beauté peut-elle se présenter en dehors de l’art ?