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Cours de Philosophie sur la technique

Ecrit par Toute La Philo

Dans le langage courant, les mots “technique” et “technologie” sont souvent confondus toutefois, ces deux termes disposent de définitions bien distinctes.

Apparu vers la fin du XVIIIe siècle, le mot “technologie” se définit par l’”étude des techniques, des outils, des machines, etc.”. Aujourd’hui, le terme “technologie” est un anglicisme et il est admis pour désigner “les nouvelles technologies”. La définition du mot “technique” dans l’Encyclopédie de l’époque désigne tous les arts mécaniques qui ont permis à l’homme d’évoluer.

La science et la technique sont étroitement liées toutefois, cette dernière vise l’efficacité alors que la science est en quête de vérité.
Aujourd’hui, la technique s’est invitée dans notre quotidien. Que ce soit pour nos communications (smartphone), pour travailler (l’ordinateur), pour se chauffer, pour garder nos aliments au frais (réfrigérateurs), nous avons à notre disposition tout un arsenal d’objets qui nous facilitent le quotidien.

Pour ce cours, nous verrons en quoi la technique est une activité propre à l’espèce humaine puis nous nous attarderons sur les bénéfices et les limites du progrès technique.

La technique est une activité propre à l’être humain

Définition de la technique

Étymologiquement, le mot technique est issu du grec technè (ou tekhnè) signifiant une “habileté”, une compétence acquise afin de réaliser un travail particulier. Selon le Larousse, la technique est un “savoir-faire”, une “habileté de quelqu’un dans la pratique d’une activité”, elle représente la « manière de faire pour obtenir un résultat”.

La “manière de faire” équivaut aux moyens techniques dont disposent l’homme :

  • les moyens matériels qui comprennent l’outillage ;
  • les moyens intellectuels qui font appel à la réflexion et à l’activité de l’esprit.

La technique “suppose des connaissances particulières” (Larousse), soit un savoir, ainsi qu’une forme de savoir-faire pour produire.

Étant donné que ce savoir-faire s’apprend et s’enseigne, l’homme a créé des écoles et des universités pour le transmettre par l’éducation (caractère transmissible).
Par ailleurs, à partir de ce qu’il a déjà inventé (outil, machine), l’homme est capable d’en créer d’autres. La technique dispose donc d’un caractère cumulatif.

Quelles sont les caractéristiques de l’outil ?

Le mot “outil” est issu du mot latin “ustensilia” signifiant “ce qui est utile”. Il est défini comme étant un “objet fabriqué, utilisé manuellement ou sur une machine pour réaliser une opération déterminée” (Larousse). Toutefois, l’outil n’est pas toujours un “objet fabriqué”, en effet, selon Aristote, la main est le premier outil de l’homme.

La main, le premier outil de l’homme

Dans son ouvrage Parties des Animaux, Aristote précise que “L’être le plus intelligent est celui qui est capable de bien utiliser le plus grand nombre d’outils : or, la main semble bien être non pas un outil, mais plusieurs. Car elle est pour ainsi dire un outil qui tient lieu des autres. C’est donc à l’être capable d’acquérir le plus grand nombre de techniques que la nature a donné l’outil de loin le plus utile : la main.[…] Car la main devient griffe, serre, corne, ou lance, ou épée ou tout autre arme ou outil. Elle peut être tout cela, parce qu’elle est capable de tout saisir et de tout tenir.”. Cet “outil” dont nous disposons tous nous permet de créer d’autres outils et de les manier.

Néanmoins, la technique ne peut être caractérisée seulement par l’usage de la main puisque d’autres espèces animales, comme le gorille ou le chimpanzé, disposent d’une main similaire à l’homme, mais n’ont pas de technique. En effet, si certains grands singes utilisent des outils, ils restent très rudimentaires contrairement aux outils techniques de l’être humain.

Plus qu’un homme savant, un homme qui fabrique

Dans son ouvrage, L’Évolution créatrice, Henri Bergson précise que “Si nous pouvions nous dépouiller de tout orgueil, si, pour définir notre espèce, nous nous en tenions strictement à ce que l’histoire et la préhistoire nous présentent comme la caractéristique constante de l’homme et de l’intelligence, nous ne dirions peut-être pas Homo sapiens, mais Homo faber.
Pour Bergson, l’être humain n’est pas seulement une espèce animale savante et pensante, il est aussi un animal qui fabrique, d’où le terme “Homo faber”.

Grâce à son intelligence, l’être humain transforme son monde en créant des outils qui améliorent son confort et son train de vie. Sans la technique, nos maisons seraient encore illuminées par le feu.

En définitive, l’intelligence, envisagée dans ce qui en paraît être la démarche originelle, est la faculté de fabriquer des objets artificiels, en particulier des outils à faire des outils, et d’en varier indéfiniment la fabrication”. Pour Bergson, l’intelligence humaine est caractérisée par :

  • sa faculté de fabriquer, de manière illimitée, de nouveau outils ;
  • sa faculté de fabriquer d’autres outils avec ceux qu’il a déjà créés.

Dans la main de l’homme, un outil permet plusieurs usages : un marteau peut servir à enfoncer un clou ou être utilisé comme une arme.

Le passage à la station verticale

Ces facultés et ces utilisations de l’outil font que l’être humain se distingue des autres espèces animales. Pour André Leroi-Gourhan, un ethnologue français du XXe siècle,l’homme a connu un tournant majeur au moment où il s’est dressé debout. Cette nouvelle position lui a permis d’avoir les mains libérées afin de pouvoir saisir les outils et les utiliser pour travailler.

L’Homo Sapiens, en tant qu’homme savant, dispose d’une intelligence qui lui permet, du fait de sa position verticale, d’avoir les mains libres pour manier et utiliser des outils et fabriquer d’autres outils. N’étant pas le fruit d’une production naturelle, l’objet créé par l’homme est un produit artificiel.

Les vertus des progrès techniques

La technique permet à l’homme de maîtriser son environnement

Contrairement aux autres espèces animales qui disposent d’une forme primitive d’intelligence pour s’adapter à leur milieu naturel, l’homme a la faculté de transformer la nature. L’être humain utilise des moyens techniques pour maîtriser son environnement pour s’assurer plus de confort. Valérie Chansigaud, une historienne française des sciences et de l’environnement précise que “L’homme a adapté le monde à ses besoins”.
Avec l’apparition de l’agriculture, l’être humain a pu transformer la terre pour la rendre plus fertile afin d’augmenter sa productivité.
Progressivement, l’homme a transformé son environnement grâce à la technique. Cette dernière lui a donné l’opportunité de modifier la nature en construisant des barrages, des routes, des ponts, des voitures, des industries, etc.

Pour assurer une espérance de vie plus longue, l’être humain a développé des techniques de guérison. Les communautés ont donné naissance à des villes organisées dont les techniques de construction ont permis d’apporter tout le confort nécessaire pour les hommes.
Ainsi, à la différence des autres espèces animales qui vivent dans un environnement naturel, l’être humain a construit “son propre monde habitable”, un environnement artificiel.
En plus de dominer les airs, la technique a permis à l’homme de maîtriser, en quelque sorte, le temps. En effet, l’avion permet à l’homme de se déplacer d’un continent à un autre en l’espace d’une seule journée.

Dans son Discours sur la Méthode, René Descartes considérait que la technique nous permettait de “nous rendre comme maîtres et possesseurs de la nature”. En employant la conjonction de subordination : “comme”, Descartes estime que l’être humain ne sera jamais en capacité de l’être réellement. En effet, la Nature a ses règles auxquelles nous ne pouvons déroger comme la mort qui fait partie de la vie ou les aléas climatiques.

Néanmoins, en fabricant des unités de mesure pour observer et comprendre les phénomènes naturels, l’être humain essaie de “s’armer” afin de surmonter les règles de la nature.

La technique permet à l’homme d’améliorer ses conditions de vie

Dans son ouvrage Le Politique, Aristote considérait que le développement de la machine permettrait de mettre fin à l’esclavage.
La technique accélère considérablement le bonheur de l’être humain. En améliorant ses conditions de vie, la technique permet de réduire les tâches les plus pénibles. Ces dernières sont alors effectuées par des machines (calculatrice, ordinateur, etc.). Si l’être humain se rend “comme maître et possesseur de la nature” grâce à la technique, il permet à l’homme de mieux vivre, et ce, plus longtemps.

Le progrès technique permet aux hommes de combler leurs défaillances naturelles pour acquérir de nouvelles compétences. En effet, sans la technique, l’homme n’aurait peut-être pas pu être capable de survivre à son environnement.
La mythologie grecque illustre les lacunes de l’homme avec le conte d’Epiméthée. Ce dernier était un titan qui avait eu la tâche de donner, à toutes les espèces, les attributs nécessaires à leur survie. Lorsqu’il est arrivé à la dernière espèce, l’être humain, Epiméthée, dont l’étymologie signifie “qui réfléchit après coup” a pris conscience qu’il avait tout utilisé. L’espèce humaine était donc le seul animal incapable de satisfaire ses besoins. Pour corriger l’erreur de son frère, Prométhée a volé le feu aux dieux pour le donner aux hommes. “Du feu naquit les techniques” permettant à l’homme de satisfaire ses besoins.
La domestication du feu lui a permis d’éloigner les prédateurs et de se protéger du froid. La fabrication de nombreux outils leur a permis d’être toujours plus performants dans la chasse, la pêche, l’agriculture.

Par ailleurs, la technique permet à l’homme de multiplier les inventions techniques afin de dépasser ses propres limites naturelles :

  • les avions et les parentes permettent à l’homme de voler ;
  • les bouteilles d’oxygène et les sous-marins permettent à l’homme d’explorer les fonds marins.

Néanmoins, bien que le progrès technique donne l’opportunité à l’homme d’évoluer, il peut également constituer un risque, tant pour la planète que pour l’homme.

Les limites du progrès technique

Les dangers

Prométhée ayant apporté le feu sacré de l’Olympe à l’espèce humaine, elle a pu accéder à la technique. Même si cette dernière a permis aux hommes de s’extirper de la nécessité naturelle, elle représente un danger qui, selon le mythe grecque, peut attirer le courroux des divinités. A l’instar du mythe d’Icare qui, en ayant voulu s’approcher trop près du soleil, a perdu ses ailes. Icare nous fait comprendre qu’une mauvaise maîtrise de la technique peut entraîner des désastres.

Les dangers humains

En n’étant maîtrisé que par un petit nombre, la technique n’est pas connue de l’utilisateur. Le produit final relève presque de la magie puisque l’utilisateur n’a qu’à appuyer sur quelques boutons pour que l’appareil fonctionne (smartphone, ordinateur, etc.). Ainsi, l’individu utilise le produit, mais ne comprend absolument pas comment il peut fonctionner. La mécanique interne de l’appareil reste totalement inconnue pour l’utilisateur.

Dans son ouvrage Du mode d’existence des objets techniques, le philosophe français Gilbert Simondon traite clairement du sujet susmentionné lorsqu’il dit : “[L’] homme connaît ce qui entre dans la machine et ce qui en sort, mais non ce qui s’y fait : en présence même de l’ouvrier s’accomplit une opération à laquelle l’ouvrier ne participe pas même s’il la commande ou la sert.[…] Les objets techniques qui produisent le plus d’aliénation sont aussi ceux qui sont destinés à des utilisateurs ignorants.”. Ainsi, même si nous avons appris à vivre dans un environnement entouré d’objets techniques, trop peu de personnes sont réellement au courant des conditions de fabrication et du fonctionnement interne de l’objet.
En un sens, l’être humain lambda devient l’esclave de la technique puisqu’il devient dépendant d’un produit qu’il ne peut créer par lui-même. Dans notre société de consommation, la publicité renforce cette dépendance en créant des frustrations. Comme le stipule Jacques Ellul, la Technique “utilise ce que la masse des hommes ne connaît pas. Elle repose même sur l’ignorance des hommes.

D’autre part, le progrès des nouveaux outils de communication amène les individus à se remettre en question sur les notions de liberté. Effectivement, la technique perce peu à peu la sphère privée des individus avec l’utilisation :

  • des mouchards informatiques ;
  • des éléments biométriques dans les papiers d’identité ;
  • de la numérisation des données génétiques des malades ;
  • des puces informatiques ;
  • des caméras de vidéo-surveillance ;
  • et bien d’autres.

Ainsi, la liberté, comme d’autres notions, que nous pensions acquises sont remises en question par l’usage de la technologie.

Par ailleurs, Jacques Ellul utilise le terme de “règne technique” pour désigner le fait que la technique ne permet plus de distinguer l’être humain de l’objet. Pour ce sociologue français, l’individu peut participer au Système sans avoir besoin d’avoir des connaissances, mais ce qui est le plus inquiétant, c’est qu’”aucun technicien ne domine plus l’ensemble.”. L’homme ne devient alors qu’un outil dévoué à l’efficacité technique.

Les dangers environnementaux

Le progrès technique a permis l’évolution de l’homme toutefois, progressivement, il a détruit l’environnement. Bien que l’environnement dans lequel l’homme évolue est “artificiel”, ce “monde habitable” demeure dans un environnement qui, du fait de l’activité humaine, se dégrade.

La catastrophe de Tchernobyl qui a eu lieu en 1986 nous a fait prendre conscience que le progrès technique peut représenter un réel danger pour notre environnement. Plus récemment, l’accident de la centrale nucléaire de Fukushima, à la suite du séisme de 2011, a de nouveau alerté et sensibilisé les individus sur les risques majeurs de la technique sur notre environnement. Peu à peu, nous comprenons que nous faisons partie intégrante de ce monde et que nous sommes responsables de l’environnement que nous apporteront aux générations précédentes. C’est pour cette raison que de nombreux pays comme l’Autriche, l’Italie ou l’Allemagne prennent la décision d’arrêter le nucléaire.

Les politiciens prennent conscience que des remises en question sont nécessaires afin que la société perdure. Connus autrefois pour être les seuls défenseurs de l’écologie, les “Verts” ne sont plus les seuls mouvements politiques à envisager des solutions pour préserver notre environnement.
Dans son ouvrage Le principe de responsabilité, le philosophe Hans Jonas emprunte l’impératif catégorique de Kant lorsqu’il énonce : “Agis de façon que les effets de ton action soient compatibles avec la permanence d’une vie authentiquement humaine sur terre. Agis de façon que les effets de ton action ne soient pas destructeurs pour la possibilité future d’une telle vie. Ne compromets pas les conditions de la survie indéfinie de l’humanité.”. Ainsi, Hans Jonas cherche à développer une éthique du futur en faisant en sorte que les générations présentes soient responsables du monde qu’ils laisseront aux générations futures.

Conclusion

La technique donne l’occasion aux espèces animales de s’adapter à leur environnement. Néanmoins, bien que la technique animale puisse exister, elle reste très limitée comparé à la technique humaine.

Bien que la technique s’acquiert, son caractère transmissible permet de faire en sorte que les différentes inventions soient enseignées. Si au départ, la technique était simple, elle s’est rapidement complexifiée au fil des époques au point de permettre à l’homme de transformer et de contrôler la nature. Toutefois, cette dernière ne peut être entièrement contrôlée par l’homme (aléas climatiques, catastrophes naturelles, maladies, morts). D’autre part, ce contrôle peut être dangereux et représenter un risque pour les générations futures.

En créant des technologies toujours plus complexes, les individus ne sont plus en capacité de maîtriser l’objet qu’ils utilisent. En vivant dans un monde entouré d’objets techniques pour assurer son confort et améliorer sa condition de vie, nous devenons dépendants de ces objets.

Enfin, dans une société inégale telle que la nôtre, le progrès technique est forcément mal réparti entre les individus et il peut être néfaste pour la nature. Nous pouvons alors nous demander s’il ne serait pas judicieux d’arrêter le progrès technique. Cependant, étant donné que la technique est l’un des attributs nécessaire à la survie de l’espèce humaine, n’est-ce pas aller contre-nature que de freiner le progrès ?

Citation d’auteurs sur la technique

Albert Einstein, “Le progrès technique est comme une hache qu’on aurait mis dans les mains d’un psychopathe

Gilbert Simondon, Du Mode d’existence des objets techniques, “Loin d’être le surveillant d’une troupe d’esclaves, l’homme est l’organisateur permanent d’une société des objets techniques qui ont besoin de lui comme les musiciens ont besoin du chef d’orchestre” / “La plus forte cause d’aliénation dans le monde contemporain réside dans cette méconnaissance de la machine, qui n’est pas une aliénation causée par la machine, mais par la non-connaissance de sa nature et de son essence […]” / “Ce qui réside dans les machines, c’est de la réalité humaine, du geste humain fixé et cristallisé en structures qui fonctionnent

Georges Bernanos, “Un monde gagné pour la technique est perdu pour la liberté.

Hans Jonas, Le principe de ResponsabilitéLa promesse de la technique moderne s’est inversée en menace

Henri Bergson, Les Deux Sources de la morale et de la religion, “L’humanité gémit, à demi écrasée sous le poids des progrès qu’elle a faits

Jacques Ellul, “La science est devenue un moyen de la technique.” / “Nous sommes actuellement au stade d’évolution historique d’élimination de tout ce qui n’est pas technique.” / “La civilisation technique a un tort énorme : elle n’a pas encore supprimé la mort.

Karl Jasper, Essais philosophiques. Philosophie et problèmes de notre temps, “Des sciences de la nature est sortie la technique. Elle a tout d’abord été conforme à sa destination : elle a libéré l’homme de ses difficultés, et elle a suscité de nouveaux modes d’existence. Plus tard, elle est devenue ambiguë, dès l’instant où elle a développé parallèlement les chances de progrès et les risques de destruction. Pour finir, elle s’est pervertie, le jour où elle a fait de la production d’objets une fin en soi

Martin Heidegger, La question de la technique, “Aussi longtemps que nous nous représentons la technique comme un instrument, nous restons pris dans la volonté de la maîtriser.

Michel Serres, “Nous avons construit un monde où l’intelligence est la première des facultés, où la science et la technique nous tirent en avant et nous chutons, en produisant plus de misère, de famines, de maladies.

Pascal Chabot, Entretien dans “Philosophie magazine”, novembre 2013Le défi de notre siècle sera de formuler un pacte entre l’homme et la technologie

Stanislaw Jerzy Lec, “La technique atteindra un tel niveau de perfection que l’homme pourra se passer de lui-même.

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