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Avons-nous le droit de juger l’histoire ?

Ecrit par Toute La Philo

Dissertation de Philosophie (corrigé)

Introduction

La première œuvre historique n’est pas née en même temps que l’invention de l’écriture. Comme toutes les disciplines d’ordre intellectuel, elle découle d’un désir de connaissance, et ce, basée sur la réalité vécue par les hommes. Apparue au début dans le cercle familial, l’histoire étale l’importance des traditions, de la généalogie et du patrimoine acquis par les ascendants. Viennent par la suite les versions écrites qui retracent le passé d’une Nation, ce qui a été élaboré par des spécialistes dans cette discipline. Cela dit, l’histoire a le devoir de faire valoir sa valeur et son utilité aux yeux de la plèbe, et non pas de faire jaillir les sentiments de haine ou de nostalgie qui ne mènent nulle part. « Il n’est pas utile de dépeindre le choléra sous les plus sombres couleurs ; mais il est utile de savoir ce que c’est », affirme Alain dans Le citoyen contre les pouvoirs. La philosophie, pour sa part, observe la vérité historique sur la base de son propre raisonnement, soit en tombant dans une vision historiciste qui dénote quelques tons sceptiques, soit en érigeant une universalité qui dépasse toute sorte de systématisation. En critiquant le contenu de l’histoire, cela sous-entend que les événements auraient pu être meilleurs si les acteurs avaient plus de discernement et de volonté. L’histoire a-t-elle été écrite pour plaire à l’auditoire ou pour dévoiler la nécessité des choses ? La réponse à cette problématique se fera en trois parties : premièrement, il existe une relation continue entre les faits dispersés dans le temps et dans l’espace ; deuxièmement, la volonté humaine, qui n’est point une nécessité, intervient largement dans la construction de l’histoire ; et troisièmement, l’histoire demeure quel qu’en soit le jugement que nous portons sur elle.

I) L’histoire universelle est constituée de faits particuliers

Force est de constater que l’histoire relate une succession de faits importants, notamment l’action des chefs d’Etat et des monarques. Cependant, un fait n’est pas important par lui-même : c’est parce qu’il a contribué à la manifestation d’un événement d’ordre national qu’il peut désormais être cité dans les livres d’histoire. Il en est de même pour un personnage public, de sorte que sa biographie n’attirerait pas l’attention aussi longtemps qu’il n’entrerait pas dans la cour des grands. C’est l’histoire qui donne alors de l’importance aux autres évènements qui devraient lui être rattachés, en déclenchant notre souvenir. Maurice Halbwachs explique dans Les cadres sociaux de la mémoire : « Le plus souvent, si je me souviens, c’est que les autres m’incitent à me souvenir, que leur mémoire vient au secours de la mienne, que la mienne s’appuie sur la leur ». Certes, mes souvenirs contribuent largement dans l’élaboration de mon identité propre, or cette identité ne servirait point à grand-chose si elle n’était pas mise en avant à l’intérieur du groupe où je vis. Selon une portée plus large, l’histoire nationale est le concours de plusieurs évènements qui semblent insignifiants considérés en eux-mêmes, et qui étaient restés dans l’ombre jusqu’au jour où l’on découvre leur rôle particulier dans le déroulement des choses. Dans l’évolution de la mémoire et de la notion de temps, Pierre Janet fait le constat suivant : « En réalité, l’acte de la mémoire est une invention humaine, comme tous ces actes que nous considérons comme des tendances banales construites peu à peu, par des hommes de génie ». Cela dit, l’histoire est une mémoire provoquée dans une échelle nationale, et qui est maintenue volontairement afin qu’elle ne périsse pas au fil du temps. Et la mission de l’historien ne se résume pas à déceler le véritable enchaînement des faits, mais de mettre en exergue leur nécessité. Par conséquent, les grandes dates ne sont qu’une facette extérieure à travers lesquelles nous reconnaissons l’histoire ; c’est plutôt le sentiment d’appartenance à cette histoire qui est essentiel lorsque nous évoquons ces dates. Qui plus est, il n’est pas utile d’évoquer une histoire particulière qui n’aurait aucune conséquence sur le reste du monde, si elle devait être racontée, il faudrait qu’elle embrasse et intéresse le plus grand nombre d’auditeurs. C’est pourquoi Paul Valéry écrit dans Regards sur le monde actuel : « Ce qui se passait à Pékin du temps de César, ce qui se passait au Zambèze du temps de Napoléon, se passait dans une autre planète. Mais l’histoire mélodique n’est plus possible ».

L’histoire est une sorte de dévoilement sur ce qui se passait inaperçu dans le monde, le travail de l’historien consiste alors à donner un sens à ce qui autrefois n’en avait pas. Nous comprenons alors l’enchaînement des faits, cependant nous imaginons parfois que le monde aurait pu être autrement en optant pour des décisions meilleures.

II) L’histoire nous propose des phénomènes toujours nouveaux

Évoquer une critique à l’encontre de l’histoire signifie que les actions des hommes politiques et des proches qui les côtoient peuvent être analysées d’une façon rationnelle. Mais à y voir de plus près, les faits qui en résultent sont tout à fait contingents, car d’autres options étaient également possibles lors de la prise de décision, bien que celles-ci soient moins bonnes ou plus mauvaises que ce qui a été tranchée. Et pourtant, ces faits historiques découlent d’une décision humaine, qui est animée à la fois par la raison et la passion. Dans son ouvrage Histoire de la philosophie, Hegel fait la remarque suivante : « Il semble qu’il y ait opposition entre philosophie et histoire : celle-ci se tient au fait et aux données et est d’autant plus vraie qu’elle s’y tient ; la philosophie au contraire n’a affaire qu’à sa propre pensée, elle produit d’elle-même la spéculation sans avoir égard à ce qui est ». Soulignons que cette nécessité ne suit pas une loi de la nature ou celle établie par les hommes : elle est le fruit du concours de divers paramètres, dont la majorité est accidentelle. La question selon laquelle pourquoi y a-t-il quelque chose plutôt que rien est propre à la philosophie, mais en mettant le contenu de l’histoire en guise d’objet d’analyse, la question elle-même prend un autre sens. La philosophie de l’histoire doit donc adopter une position tout à fait singulière, c’est-à-dire comprendre autrement la nécessité, non pas comme ce qui découle de l’Être, mais comme l’irréversible. Le monde comme volonté et comme représentation de Schopenhauer évoque également cette idée : « La multiplicité phénoménale, n’ont par là ni réalité ni signification immédiate, ils n’en acquièrent qu’indirectement, par leur rapport avec la volonté des individus ».  En effet, les hommes du commun n’acceptent pas le fait que des événements qui se produisent nécessairement, détermineront alors leurs actions dans le futur. Et même s’ils se considèrent comme des éléments négligeables dans le processus historique, ils n’accepteront pas facilement que leur destinée soit tracée en fonction de la fortune. Autrement dit, la masse populaire veut participer à l’histoire en changeant son cours par leur propre volonté, notamment en opérant des révoltes en vue de bouleverser l’ordre établi. C’est une manière bien particulière de donner un sens à l’histoire, un sens qui émane d’ailleurs de leur propre action, au lieu de méditer et de critiquer ce qui a été fait. Georges Sorel disait d’ailleurs dans son livre Réflexions sur la violence : « Le socialisme se réduit pour eux à l’idée, à l’attente, à la préparation de la grève générale, qui, semblable à la bataille napoléonienne, supprimerait tout un régime condamné ».

Il est difficile d’accepter la nécessité de fait exposée par l’histoire, lorsqu’on la conjugue avec la rationalité qui tente de la signifier. A vrai dire, les faits historiques forment une sorte de rationalité, où il incombe au philosophe d’en dévoiler le sens.

III) Nous pouvons juger l’histoire, et non pas la changer

Dans le monde des possibles, il existe tout un simulacre d’objets qui n’accèderont jamais vers un statut de réalité, car ce qui n’est pas encore, personne ne peut le déterminer avec certitude. En d’autres termes, la nécessité se dévoile uniquement à travers ce qui a déjà existé, ce qui occupe une date dans le passé, et rien ne peut changer cela. Par conséquent, le philosophe et l’homme du commun n’ont rien à ajouter devant les faits historiques, il leur incombe seulement de les signifier selon leur position par rapport à ces évènements. Mais taxer l’histoire comme étant une absurdité signifie tout simplement renoncer à un effort d’intelligibilité. La rationalité de l’histoire se révèle alors à l’intérieur de l’époque où elle s’est déroulée, et celle où elle a été interprétée. Comme disait Eric Weil dans son livre Philosophie politique : « Quel qu’ait été ce moment (ou ces moments), le contenu de la découverte reste le même (sinon il ne s’agirait pas du théorème de Pythagore) ; mais il ne s’ensuit pas qu’on aurait pu faire cette découverte à n’importe quel moment ». Le fait de juger l’histoire renferme encore l’idée selon laquelle le déroulement des faits aurait pu se faire dans un temps plus approprié. Or, nous n’avons pas le pouvoir de bouleverser l’ordre temporel des choses, tout comme notre impuissance à modifier son contenu. Certains considèrent qu’il est tout à fait légitime de juger l’histoire parce que les faits qu’elle exhibe ne sont pas du tout appréciables. Entre autres, les intentions des politiciens revêtent une part d’immoralité, ou encore les actions qu’ils avaient engagées n’aboutissent pas aux résultats escomptés. Dans ce cas, les observateurs ont le droit de juger les actions politiques de manière objective, mais ne peuvent pas accuser l’histoire comme étant la source de tous les maux qui adviendraient. Voici un passage de l’Enquête sur l’entendement humain de Hume : « Mais je répliquerais encore que la friponnerie et la sottise humaine sont des phénomènes si courants que je croirais que les événements les plus extraordinaires naissent de leur concours plutôt que d’admettre une violation aussi remarquable de la loi de la nature ». Cela signifie que le contenu de l’histoire reflète certes la vanité, mais ne bouleverse en rien l’ordre du monde, c’est-à-dire ce qui devrait se produire inévitablement. Par conséquent, il nous incombe de savoir comment juger l’histoire, non pas à travers la valeur de son contenu, mais à travers l’objectivité même de la relation entre ces faits. Quelles que soient les œuvres qui seront effectuées dans l’avenir, elles ne feront qu’étoffer le cours de l’histoire, et ce, même s’il s’agit d’une révolution. Cette thèse rejoint celle de Merleau-Ponty, évoqué dans Sens et non-sens : « La résolution d’ignorer le sens que les hommes ont eux-mêmes donné à leur action et de réserver à l’enchaînement historique, en un mot l’idolâtrie de l’objectivité, _renferme selon une profonde remarque de Trotsky, le jugement le plus audacieux quand il s’agit d’une révolution ».

Conclusion

En trouvant un objet vétuste dans le grenier, nous serions tentés de le placer dans la poubelle si nous n’avions pas d’histoire à raconter à son propos, c’est-à-dire s’il n’était pas directement lié à un événement important de notre passé. Autrement dit, l’importance d’un souvenir dépend essentiellement de sa fonction dans le groupe concerné, et même pour mon existence propre, mes souvenirs sont toujours et déjà rattachés à mon entourage. Ainsi, un événement anodin qui perd son statut particulier ne sera pas entré dans l’histoire. En effet, les observateurs souhaitent scruter le sens de l’histoire, c’est-à-dire en vue de confirmer que ces faits sont le fruit de la nécessité, sachant qu’il s’est produit, en tout temps et en tous lieux, des événements imprévisibles. Il est vrai qu’en histoire, il ne s’agit pas d’une simple énumération ; cependant, accepter que ces événements soient à la fois originaux et nécessaires écarte toute tentative d’explication à travers une pensée rationnelle. Mais en vérité, l’histoire n’est pas un pur chaos fait d’éléments imprévisibles, mais renferme un ordre rationnel que seul le philosophe de l’histoire pourrait révéler le sens. Les hommes du commun jugent à tort l’histoire parce qu’ils se réfèrent essentiellement à leur intérêt dans ce qui s’est produit, et cette subjectivité n’est pas encore au niveau du véritable sens historique. Un épisode sombre de l’histoire maintiendrait-il intacte la fierté nationale ?

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Toute La Philo

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