Dissertations

Y a-t-il une histoire désintéressée?

Ecrit par Toute La Philo

Dissertation de Philosophie (corrigé)

Introduction

L’homme est le seul être qui est capable de produire du sens, et même devant des faits qui sont tout à fait insensés. En termes d’utilité, les disciplines intellectuelles sont devancées par la technique et les autres activités qui servent directement la conservation de la vie, et pourtant la science et l’art dévoilent d’emblée une supériorité de nature. La production de sens dépasse donc largement le cadre de l’utilité, et il en est de même pour l’histoire qui fait la notoriété d’une Nation et intéresse au plus haut point les esprits cultivés. En nous  demandant sur l’intérêt de l’histoire, nous répondrons volontiers qu’elle est le pilier sur lequel est bâtie notre identité personnelle. Cela dit, ne seront pas inclus dans l’histoire les éléments qui ne servent pas cette fin. « Une histoire de formes essentielles selon lesquelles il s’est imaginée, s’est vu, s’est senti lui-même, et a conçu son insertion dans les différents ordres de l’être, devrait d’ailleurs précéder une histoire des théories mythiques, religieuses, théologiques, philosophiques de l’homme », affirme Max Scheler dans L’homme et l’histoire. La production de sens, qui est une tâche essentielle de la philosophie, précède alors l’écriture de l’histoire. C’est parce que l’homme a conscience du sens de son existence qu’il découvre avec l’intérêt d’avoir une histoire à raconter à son propos. Tout ce qui est écrit dans les livres d’histoire a-t-il nécessairement un sens ? Cette problématique sera traitée de long en large à travers trois paragraphes, dont le premier évoquera la nature de l’homme qui se définit lui-même par sa conscience et son existence ; le deuxième analysera son parcours qui est entaché de ruptures et d’échecs ; et le troisième conclura sur l’acte conscient et volontaire sur lequel est bâtie l’histoire.

I) La vie de l’esprit concourt à l’existence humaine

Faisant partie intégrante du monde physique, l’homme est un être à part dans le sens où il a conscience de son existence, de sa condition ainsi que de sa nature temporelle. La première condition dont il réalise la véritable nécessité est le fait qu’il vit auprès de ses semblables, et qu’il lui incombe de former un vivre-ensemble harmonieux avec eux. Cela dit, il fait usage de toutes les capacités de son esprit, à savoir la raison et la mémoire, qui sont destinées à une fonction d’adaptation et d’anticipation. Et particulièrement, la mémoire est cette entité qui établit une liaison entre les actions qui s’étalent dans le temps, mais également ce qui permet d’actualiser la perception, tel qu’il nous est fourni par la notion d’espace. « Il n’y a pas à chercher où ils sont, où ils se conservent, dans mon cerveau, ou dans quelque réduit de mon esprit où j’aurais seul accès, puisqu’ils me sont rappelés du dehors, et que les groupes dont je fais partie m’offrent à chaque instant les moyens de les reconstruire », constate Maurice Halbwachs dans Les cadres sociaux de la mémoire. Force est de constater que la mémoire est ce qui permet à l’esprit de ne pas tourner à vide, et raisonner sur quelque chose qui n’a aucun rapport avec soi ne présente aucune utilité. La mémoire se dévoile selon deux volets : d’une part par la conscience du temps, et d’autre part par la rétention des éléments essentiels dans notre vécu. En effet, l’existence ne se fait pas uniquement dans le présent, mais surtout par le souvenir du passé et l’anticipation du futur. Qui plus est, il serait vain de concevoir le temps alors qu’il n’y a aucun élément important que nous puissions y insérer. Dans l’ouvrage Situations de Jean Paul Sartre, il est écrit : « Ce n’est pas dans je ne sais quelle retraite que nous nous découvrirons : c’est sur la route, dans la ville, au milieu de la foule, chose parmi les choses, homme parmi les hommes ». Ainsi, les données de la conscience qui s’établissent à travers le temps et l’espace sont celles qui seront en premier lieu signifiées par la raison, une fois qu’elles ont rempli leur fonction de survie. Or, ce qui mérite d’être signifié, ce sont les contenus de la mémoire, ceux qui sont sélectionnés comme ayant une valeur utilitaire et une valeur d’existence dans le présent et probablement dans le futur. En d’autres termes, la vie de l’esprit se développe à travers le temps et les éléments que nous avons placés dans chaque date. C’est en ce sens que Kierkegaard fait la remarque suivante dans son Post-scriptum non scientifique et définitif aux miettes philosophiques : « Mais exister vraiment, c’est-à-dire imprégner de conscience son existence que l’on domine pour ainsi dire de la distance de l’éternité, tout en étant précisément en elle encore dans le devenir ».

L’homme se crée des souvenirs en les concrétisant par l’histoire, ce qui est le résultat du concours de son esprit et de son insertion dans le monde. Toutefois, ses souvenirs ne sont pas tous neutres : il renferme différents parcours sombres qui définissent essentiellement son histoire.

II) L’acte de l’oubli est relatif à un échec dans le passé

Rappelons que la mémoire reste active tant que nous sommes plongés dans une situation qui la maintient éveillée. Capable de faire une sélection sur les éléments qui la composeront, elle peut également déployer un mouvement contraire, c’est-à-dire l’oubli. Très similaire à l’inconscience, l’oubli résulte le plus souvent de la volonté de l’esprit pour effacer les éléments indésirables susceptibles de bloquer le projet vers l’avant. Un échec ne se rattrape pas, ce qui adviendra dans le futur est déjà autre chose et ne peut pas combler le passé. Tout ce qu’on peut faire est donc d’oublier, c’est-à-dire ne pas y penser autant que se peut, de sorte à laisser un blanc dans notre esprit sur la date où l’échec s’est produit. « L’angoisse humaine en face des dangers de la vie s’apaise à la pensée du règne bienveillant de la Providence divine, l’institution d’un ordre moral de l’univers assure la réalisation des exigences de la justice, si souvent demeurées irréalisées dans les civilisations humaines », avoue Sigmund Freud dans L’avenir d’une illusion. Plus concrètement, dans les pages de l’histoire, nous pouvons observer des périodes de défaite qui ternissent considérablement notre fierté, ce qui fait surgir même des idées de vouloir abandonner tout ce qui nous rattache à cette honte. Mais également, il y a des épisodes des plus glorieux qui abritent pourtant des intentions contraires à la morale et aux comportements enseignés par la vertu. Par conséquent, nous nous voilons la face en exhibant le bon côté des choses : il s’agit aussi d’une manière très élégante d’oublier ses fautes. Kant souligne dans ses Conjonctures sur les débuts de l’histoire humaine : « Il faut l’avouer : les plus grands maux qui accablent les peuples civilisés sont amenés par la guerre, et à vrai dire non pas tant par celle qui réellement a ou a eu lieu, que par les préparatifs incessants et même régulièrement accrus en vue d’une guerre à venir ». Les lecteurs des récits historiques prennent donc l’une de ces deux positions : soit ceux des vainqueurs, soit ceux des vaincus. Dans ce dernier cas, nous nous sentons offensés parce que l’histoire ne met pas notre situation en valeur. L’histoire ne nous intéresse pas et nous la jugeons comme étant une absurdité. Mais puisque nous ne pouvons pas faire table rase de ce qui a été écrit noir sur blanc dans les livres officiels, nous pouvons toujours faire intervenir la raison pour dénoncer ces injustices, ou alors en voulant se placer sur un terrain plus neutre. En effet, il est tout à fait légitime que de nombreux  auteurs culpabilisent les actes de terreur et les guerres commises contre l’humanité, c’est-à-dire jugent l’histoire de manière impartiale. Voici un commentaire philosophique émis par Pierre Bayle sur ces paroles de Jésus-Christ « Contrains-les d’entrer » : « C’est donc une chose manifestement opposée au bon sens, à la lumière naturelle, aux principes généraux de la raison, en un mot, à la règle primitive et originale du discernement du vrai et du faux, du bon et du mauvais, que d’employer la violence à inspirer une religion à ceux qui ne la professent pas ».

D’une manière générale, les livres d’histoire sont autant remplis d’actes cruels qui sont fardés en des suites de victoires glorieuses. A proprement parler, l’histoire est sélective au même titre que la mémoire qui les a engendrés : elle ne donne à voir que ce qui est intéressant.

III) L’histoire contribue à renforcer cette lutte pour la vie

Tout ce que l’homme a créé, il le fait en vue de se l’attribuer, et tout ce qu’il pense ne sera jamais fait dans la neutralité. En évoquant de belles idées comme le Beau, le Vrai ou le Juste, il s’est convaincu intérieurement que leur application concourt à améliorer sa personne. En somme, il s’agit de l’homme et de la conscience selon laquelle il est nécessaire de remplir l’existence de quelques notions utiles. Et le fait de se mettre en valeur et d’avoir de la valeur aux yeux des autres est une chose fort utile, d’après notre expérience quotidienne. Cette idée est illustrée par cette citation de Nietzsche, tiré de l’Aurore : « Les grands hommes parlent comme si tous les âges se tenaient derrière eux et s’ils étaient la tête de ce long corps, et ces chères femmes se font un mérite de la beauté de leurs enfants, de leurs vêtements, de leur chien, de leur médecin, de leur ville, à ceci près qu’elles n’osent pas dire : « tout cela, c’est moi » ». Le récit historique a été élaboré dans le but de maintenir vivant dans les consciences l’identité d’un peuple, et le fait d’avoir une identité n’est point quelque chose de désintéressée. En effet, l’intérêt apparaît le plus souvent sous un aspect déguisé, et il s’avère être plus important que les activités quotidiennes auxquelles se livrent les hommes. A proprement parler, ces pratiques recèlent un intérêt caché, mais il serait inopportun de le dévoiler au grand public. En voici une illustration, tirée de L’intellect et le pouvoir de Michel Foucault évoque : « Partout où il y a du pouvoir, le pouvoir s’exerce. Personne à proprement parler n’en est le titulaire ; et pourtant il s’exerce toujours dans une certaine direction, avec les uns d’un côté et les autres de l’autre ; on ne sait pas qui l’a au juste ; mais on sait qui ne l’a pas ». En relatant la puissance économique ou militaire d’un peuple, l’histoire est tout sauf désintéressée. En dévoilant au grand jour des siècles qui s’étaient déroulés en esclavage, l’histoire sert précisément l’intérêt d’une communauté en particulier. En effet, il a fallu attendre bien longtemps avant que les situations actuelles puissent offrir davantage de liberté pour pouvoir parler ouvertement des thèmes délicats que renferme l’histoire. L’histoire ne raconte pas ce qui semblerait intéressant aux yeux du public, elle raconte tout simplement ce qui mérite d’être raconté, à savoir les héros d’une époque qui sont acceptés comme tels dans une autre époque. C’est pourquoi Eric Weil disait dans Logique de la philosophie : « En vérité, le problème qui se pose à celui qui cherche la nature du dialogue n’est nul autre que celui de la violence et de la négation de celle-ci ».

Conclusion

Le corps et l’esprit, dans leurs dimensions respectives, se rejoignent nécessairement pour définir l’existence humaine. Mais la présence de l’animal dans son milieu naturel ne peut être appelée existence : seul l’acte de signification procure une autre dimension à la présence humaine.  En effet, le vécu de l’homme laisse entrevoir des réussites qui sont ponctuées par des échecs, et dont le plus difficile est de faire face à ces cas inopinés. Ainsi, il existe chez l’homme différentes manières d’oublier, dont le plus éminent serait de s’approprier une autre instance plus sécurisante qui chasserait les cauchemars du passé. L’histoire, même s’il contient des épisodes peu appréciés, sert néanmoins à réveiller la conscience sur les malheurs qui ont trop longtemps accablé l’humanité, ou du moins elle a été évoquée en guise d’excuse face à ces maux jugés pourtant nécessaires. Ainsi, l’homme n’est point désintéressé dans ce qu’il fait, et même pour le cas de la charité, et l’histoire illustre précisément ce caractère humain. Peut-on échapper à l’histoire ?

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