Dissertations

La technique se limite-elle à un simple savoir-faire?

Ecrit par Toute La Philo

Dissertation de philosophie (corrigé)

Introduction

Derrière chaque activité humaine, il existe une technique bien élaborée qui a été transmise de génération en génération, et ce, de manière ouverte ou tacite. L’enfant adopte sa langue maternelle par imitation des sons vocaux et, intuitivement, des articulations à l’intérieur de la bouche. L’adolescent affiche des comportements particuliers face au sexe opposé, l’initiant à la technique de la séduction. Pour les arts et autres disciplines, notre perfectionnement se base surtout à une technique corporelle, qui devient un acquis dans notre personnalité même. « Le génie ne fait rien que d’apprendre d’abord à poser des pierres, ensuite à bâtir, que de chercher toujours des matériaux et de travailler toujours à y mettre la forme », déclare Nietzsche dans Humain, trop humain. Dans la technique, le corps de l’homme qui effectue le mouvement est tout aussi important que l’œuvre elle-même. Qui plus est, un objet technique ne diffère point d’un objet naturel, si on les compare selon leur utilité : ce qui suscite un questionnement est en effet le sens de la technique, en tant que pratique à part entière occupant le quotidien de l’homme. L’homme a-t-il recours à la technique seulement en vue d’assurer sa survie ? Cette problématique sera traitée en trois paragraphes, où le premier parlera de la finalité de la technique en tant qu’outil ; le deuxième s’étalera sur sa fonction représentative de l’essence de l’homme ; tandis que le troisième synthétisera sur ses dimensions qui dépassent largement le savoir-faire.

I) La technique consiste en la création d’outils

Afin que son univers soit intelligible, l’homme a besoin de se référer à un modèle qu’il a lui-même créé, ajouté d’un système d’outils qui lui servent d’intermédiaire au même titre que son corps. En effet, la pensée humaine est régie par la rationalité, une instance indépendante qui assure l’ordre et la cohérence des idées, et qui lui sert en même temps de principe pour ses outils conceptuels. Si l’homme est capable de créer des instruments physiques, c’est parce qu’il les a préalablement conçus en image dans la pensée. Devant un problème technique, l’homme a donc le choix de faire un détour en étalant des concepts scientifiques, ou de faire tout simplement appel à l’intuition. Cette différence fondamentale a été expliqué par Kant dans son Critique du jugement : «  L’art, habileté de l’homme, se distingue aussi de la science (comme pouvoir du savoir) comme la faculté pratique de la faculté théorique, la technique de la théorie (l’arpentage par exemple, de la géométrie) ». L’intuition est donc la première instance qui intervient dans l’appréhension d’un phénomène, or nous avons besoin d’un minimum de savoir, ne serait-ce qu’un savoir empirique, mais ce savoir n’est pas de l’ordre d’un concept. Que ce soit en science physique, en médecine ou encore en philosophie, ces disciplines recourent à des outils conceptuels, tandis que pour l’architecte ou le coiffeur, ils exécutent leur art à travers un outil saisi par la main. Un outil est donc la première chose à concevoir dans un art ou une science. Pour la technique en particulier, il se donne intuitivement par l’observation du problème, et le niveau de technicité s’évalue alors à travers la capacité de l’outil à résoudre le problème avec efficience. Dans son ouvrage Les Idées et les Âges, Alain déclare : « La technique des parquets ou des marqueteries n’a nul besoin de la preuve d’Euclide. Mais c’est l’esprit qui en a besoin ». La technique s’oriente essentiellement dans la pratique, et n’a pas besoin d’exhiber le savoir pour se faire reconnaître. Une fois que nous tenons un matériel entre nos mains, il nous est exigé de savoir l’utiliser, et non d’étaler des connaissances sur celui-ci. En d’autres termes, la technique est désignée comme un ensemble d’outils et de savoir-faire liés à leur manipulation. Et pour savoir si une technique donnée est efficace, nous nous référons sur l’ouvrage qu’elle a produit : cela signifie qu’il n’y a pas de technique qui soit bonne en soi, mais elle doit s’adapter continuellement à la complexité du phénomène. Sur ce point, elle s’apparente de près à la falsification expérimentale en science, tel qu’il est stipulé par cette citation de Husserl dans son ouvrage La crise des sciences européennes et la phénoménologie transcendantale : « Dans ce cours progressif nous trouvons un perfectionnement croissant. Cela signifie pour l’ensemble de la science de la nature qu’elle prend toujours mieux conscience d’elle-même, de son être « définitif » véritable, qu’elle donne une représentation toujours meilleure de ce qui est la « vraie nature » ».

Dans le domaine de la technique, l’outil est une matière tangible, dont la fonction est similaire à celle des concepts dans le domaine de la science. Cependant, la technique présente un aspect très évolué, ce qui tend à la dénaturer progressivement.

II) La technique contribue à réaliser les désirs les plus enfouis de l’homme

Notre comportement en société tend à valoriser l’apparence, ce qui reflète aisément les valeurs que nous avons intériorisées à travers notre entourage même. Ce problème semble être plus profond qu’il n’y paraît, car c’est notre vision du monde qui a radicalement changé, et dans la même foulée la nature de nos besoins et la manière de produire les biens qui nous sont utiles. L’avènement de la technologie en est la preuve : elle nous propose un travail moins pénible, la sensation d’être en sécurité et dans le confort, mais également l’image d’avoir réussi. Non seulement la technologie est un substitut à la technique traditionnelle, mais elle devient également une référence dans le système productif. C’est pourquoi Karl Marx, dans son livre Le Capital, stipule : « Sous sa forme machine le moyen de travail devient immédiatement le concurrent du travailleur. Le rendement du capital est dès lors en raison directe du nombre d’ouvriers dont la machine anéantit les conditions d’existence ». Au début, nous cultivons intérieurement l’idée selon laquelle il faudrait nous protéger contre les aléas du futur et l’hostilité de la nature via la technique, ce qui est un sentiment tout à fait humain. Mais puisque la technologie a acquis une proportion telle qu’elle conditionne même la division du travail, nous sommes enclins à la valoriser davantage, et à penser que la technique traditionnelle est désormais obsolète. Ce sentiment de confort, de prestige et de pouvoir étant atteint, l’homme aspire alors à le renouveler indéfiniment. Pour ce faire, il lui incombe de multiplier la puissance de la technologie, au-delà de la satiété et de la sécurité. C’est pourquoi Bergson disait dans L’évolution créatrice : « Et si l’on entend par vide une absence d’utilité et non pas de choses, on peut dire, dans ce sens tout relatif, que nous allons constamment du vide au plein ».  Autrement dit, la technologie revêt une dimension existentielle, alors que la technique, prise dans son sens originel, était un simple moyen entre les mains de l’homme. Certes, ces entités œuvrent toutes deux dans la recherche de l’efficacité, mais désormais la technologie est devenue l’origine du vice à cause de son pouvoir déréglé. Et ce dérèglement émane de la volonté humaine, notamment pour réaliser les aspirations secrètes des scientifiques, qui est de conquérir le monde. Sur ce, la technique a perdu son sens en tant que valorisation du savoir-faire, en se rendant complice de la science pour créer la technologie. Dans sa Revue sommaire des doctrines économiques, Cournot émet ce constat : « Car il faudrait de plus savoir quels sont, au juste, le rôle de l’homme dans ce monde et les destinées de l’humanité ; s’il vaut mieux que le foyer de la civilisation soit plus longtemps entretenu ou qu’il brûle plus vite avec une ardeur plus intense ; que ce foyer reste fixe ou qu’il se déplace ».

La technique devient problématique au moment où elle a été remplacée par la technologie. Penser que la technique est un simple savoir-faire relève donc d’une innocence d’esprit, car sa destinée est de se muter selon le bon vouloir de l’homme.

III) La technique ne se meut pas d’elle-même

Penser la technique revient à penser l’essence de l’homme ainsi que les conditions qui le rattachent à son milieu naturel. Bien que cette notion soit conçue à travers un ensemble d’outils et d’œuvres matérielles, elle est un élément particulier qui prend place dans un ensemble cohérent, à savoir la culture. Si nous considérons la technique comme un pur savoir-faire, elle devrait alors être comprise et imitée universellement. Seulement, il s’agit d’un savoir-faire propre à un peuple, ce qui ne peut être incorporé de manière identique par un autre peuple, à cause des facteurs culturels. De nos jours, c’est la technologie qui a conquis le monde, car le savoir scientifique qu’il véhicule est universellement compréhensible, ce qui facilite son adoption. Georges Canguilhem disait d’ailleurs : « Dans un savoir cohérent, un concept a rapport avec tous les autres ». Il est vrai que la technique est toujours et déjà un savoir-faire, mais il s’agit d’un savoir-faire individuel, et dans une plus large mesure un savoir-faire propre à une culture. Or, cette dimension culturelle de la technique est riche de signification, et reflète une certaine croyance et représentation du monde, et ce, en marge des préoccupations matérielles. En guise d’illustration, il n’est pas rare de voir tout un village traditionnel constitué par des maisons en bois, alors que le milieu naturel et le climat ne conviennent pas à ce type de construction. La croyance selon laquelle seul un matériau déterminé est destiné à un tel usage est en effet un sens attribué au monde physique, et non à un souci d’efficacité. Edward Sapir, dans son livre Anthropologie, écrit : « De ce point de vue, tous les êtres humains, ou du moins tous les groupes humains, ont une culture, bien que leurs différences puissent être considérables et leurs degrés de complexité très inégaux ».  Selon une vision plus large, la technologie, qui est un dérivé de la technique, recèle également une dimension culturelle, que nous pouvons nommer mondialisation. La technologie n’est non plus un simple savoir-faire : elle se focalise surtout dans la recherche scientifique, qui est plutôt la recherche d’un dépassement des limites du possible. Parallèlement, nous recherchons de nouveaux domaines d’application pour la technologie, afin de légitimer ce dépassement continuel. A notre stade actuel, on ne parle même plus de savoir-faire, car la technologie fait tout à notre place, et nous nous résignons à ne pas savoir comment faire, mais seulement à faire faire. Départageant alors le savoir et le faire, le sens de la technologie se reflète dans cette citation de Jacques Lafitte, tiré de son ouvrage Réflexions sur la science des machines : « Devons-nous faire nôtres, sans conteste, ces visions simples, mais inorganiques, de notre vie future : un peuple immense, sans connaissance et sans vouloir, faisant toujours retour aux instincts primitifs, et séparée de lui, une élite mécanicienne ? »

Conclusion

L’univers de l’homme est constitué par un monde physique qu’il appréhende par son corps, mais également d’un ensemble de représentations qu’il projette par le biais de sa pensée. La science se mesure par sa capacité à créer des concepts, alors que la technique se suffit au niveau de l’intuition pour être efficace. Rappelons également que l’homme est animé par des désirs et des ambitions, ce qui le pousse à créer des objets qui dépassent largement la cadre de l’utile. La naissance de la technologie n’est donc point accidentelle, car le support scientifique associé à la technique est issu de la volonté d’offrir plus de force et de pouvoir à cette dernière. La structure sociale avant l’avènement de la technologie faisait que chaque artisan excellait dans son métier, grâce à la maîtrise de la technique propre à ce domaine. Or ce savoir-faire se dissipait peu à peu une fois que les moyens de production étaient cumulés entre les mains d’une minorité, pour faire place à la machine, requérant un savoir-faire pour manipuler cette dernière. Serait-il légitime de maintenir volontairement un niveau de culture et de technique comme dans les temps anciens ?

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Toute La Philo

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