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L’humanité peut-elle se passer de la technique ?

Ecrit par Toute La Philo

Dissertation de philosophie (corrigé)

Introduction

L’intelligence humaine se mesure à travers le niveau de technicité de ses outils, selon une évaluation purement ergonomique. Un homme qui a effectué un parcours scolaire le plus succinct est capable de réparer ou d’inventer une machine, juste en usant de ses yeux et de ses mains. Cela dit, la technique est un acquis hérité pendant des générations, mais elle s’apprend également de façon très naturelle grâce à l’intelligence. La science, pour sa part, se développe indépendamment de la technique, et sa contribution pour ériger la technologie vient tardivement, sous l’influence de plusieurs facteurs exogènes. « On conviendra que le plus stupide des hommes suffit pour conduire le plus spirituel des animaux ; il le commande et le fait servir à ses usages, et c’est moins par force et par adresse que par supériorité de nature », constate Buffon dans De la nature de l’homme. Comparé au monde animal, les œuvres des hommes sont parfois moins impressionnantes que celles des animaux. Cependant, nous sommes portés à rendre des éloges aux édifices construits par l’homme, car nous avons conscience de leur utilité dans les conditions où vit l’humain. Détournée de son but initial, la technique s’oriente vers la création d’artifices les plus ingénieux, non plus pour assurer notre survie, mais en guise de distraction. Face à l’avènement de la technologie, l’homme peut-il faire machine arrière pour adopter un style de vie plus simpliste ? La réponse à cette problématique se fait en trois paragraphes, où le premier s’étalera sur l’importance de la technique dans le quotidien des hommes ; le deuxième portera sur son évolution nécessaire, face à l’émergence de nouveaux besoins ; et le troisième offre une synthèse selon laquelle l’homme et la technique sont inséparables, au point de devenir une seconde nature.

I) La technique se dévoile en une variété étonnante

Dans l’histoire des civilisations, il est difficile de situer exactement où et comment la technique a émergé. Typique de chaque culture, nul ne peut se prévaloir comme étant son premier inventeur, d’autant plus qu’elle est reconnue uniquement selon un stade généralisé. Toutefois, tout un chacun peut l’adopter librement et l’adapter selon ses goûts, et il n’est pas rare de voir des individus se partager un savoir-faire issu d’une expérience personnelle, sans exiger un droit de propriété sur cette connaissance. Ce caractère individuel, sans être officialisé d’un point de vue légal, est le propre de la technique, ce qui est en parallèle avec cette affirmation de Oswald Spengler dans son livre L’homme et la technique : « Dans l’existence de l’homme la technique est consciente, abstraite, modifiable, personnelle, imaginative et inventive ». Cependant, la technique n’est pas une invention gratuite : son application se base essentiellement dans la réponse à une difficulté, notamment pour appréhender le monde physique selon notre convenance. Etant donné que la Nature s’offre à nous comme une grande réserve de possibilités en vue de combler nos besoins, notre qualité d’homme la soumet à nos outils, dont le principal est la main. Tous les autres outils, depuis la pierre taillée jusqu’à la pièce la plus complexe dans un ordinateur, sont des possibilités dérivées de la main en matière de création et d’intelligence. C’est dans ce sens que Marcel Mauss affirme dans son livre Sociologie et anthropologie : « Le corps est le premier et le plus naturel instrument de l’homme. Ou plus exactement, sans parler d’instrument, le premier et le plus naturel objet technique, et en même temps moyen technique, de l’homme, c’est son corps ». En se limitant seulement sur ses capacités physiques, l’homme n’aurait pas pu dépasser les performances des animaux. Mais avec son intelligence jointe aux formes particulières de son corps, il est capable d’assumer pleinement son humanité, non seulement en comblant ses besoins, mais également en se couvrant des risques qu’il a anticipés préalablement. Bien que la technique vise essentiellement l’efficacité, elle revêt également une dimension culturelle, de sorte que nous choisissons telle technique par rapport à une autre grâce à la signification incluse dans cette pratique. Ainsi, la technique est le moyen par lequel l’homme manifeste son identité, et l’adoption d’une autre technique sera difficile à réaliser à cause de cette intériorisation héritée depuis des générations. C’est pourquoi Malinowski disait dans La sexualité et sa répression dans les sociétés primitives : « D’autre part, les arrangements matériels de la vie, usage d’ustensiles domestiques, moyens de déplacement dans la vie de tous les jours, sont les corollaires et les conditions préliminaires indispensables de toute organisation sociale ».

La technique est d’une importance capitale, car elle permet de nous adapter à notre milieu selon une méthode compatible à notre qualité d’homme. Mais sachant que l’homme ne se suffit pas dans ses besoins élémentaires, il étend ses capacités techniques en vue de répondre à des aspirations plus complexes.

II)  L’homme enrichit sa technique en l’associant avec la science

Pour cela, l’homme se concentre sur la performance des outils à sa disposition, et modèle ses activités en fonction de ce pouvoir de la technique. Autrement dit, il se doit d’être aussi performant car l’instrument qu’il a créé l’est. Les éloges sont donc attribués à la machine, non plus pour les problèmes qu’elle a résolus et les conséquences qui s’y relatent, mais pour la seule constatation de ses capacités qui n’avaient rien d’égal auparavant. Traduit dans le concret, Karl Marx, dans son livre Le Capital, décrit cette idée comme suit : « Et la machine n’agit pas seulement comme un concurrent dont la force supérieure est toujours sur le point de rendre le salarié superflu ». En méditant sur le problème de la technique, nous nous demandons s’il est réellement nécessaire de concevoir de nouveaux modèles de machines, comme si le monde laissait apparaître de nouvelles difficultés à résoudre. Et pourtant, nous disposons d’une main-d’œuvre abondante, mais la recherche de l’efficience au travail repose toujours sur la performance des outils. Remarquons d’ailleurs que l’exercice d’un métier technicien est plus valorisé, car cela est considéré comme un signe d’intelligence selon la perception des hommes du commun. Du coup, ces professions sont mieux payées et attirent un nombre croissant d’adhérents, en omettant la vraie valeur de ces connaissances. Alain écrit d’ailleurs dans Les Idées et les Âges : « L’esprit, comme on sait, n’arrive pas ici, et n’arrive jamais, à réduire la preuve à un discours bien fait ; il lui faut cette perception de un à côté de un, et cette parallèle extérieure au triangle ». En vérité, par l’avènement de la technologie, la plèbe confond en une seule et même chose la science et la technique, de sorte que les inventions concrètes de la technique seraient la preuve que la science aurait progressé, mais il n’en est rien. L’ajout de la science dans l’univers de la technique est un moyen pour fournir une application tangible à la science, tandis que la technique est toujours et déjà ce qu’elle est, même en l’absence d’une théorie scientifique. Et puisque la technologie a fait son apparition, elle suscite en nous le besoin d’un confort supplémentaire, ce qui se transforme aussitôt en un phénomène de mode et un nouveau style de vie. Ainsi, la technique perd son statut initial, à savoir une création intelligente issue de la main de l’homme : c’est désormais l’objet technique qui dicte comment l’homme devrait utiliser son corps. Thomas More, dans son livre L’utopie, souligne : « Car, dans ce siècle d’argent, où l’argent est le dieu et la mesure universelle, une foule d’arts vains et frivoles s’exercent uniquement au service du luxe et du dérèglement ».

L’évolution de la technique est intimement liée au nouvel ordre social, dominé par l’opulence et le besoin incessant de nouveauté. Ainsi, l’homme est tellement conditionné par ses propres créations qu’il est dans l’obligation de suivre ce nouveau rythme de vie.

III) L’humanité voit son avenir et sa perte dans l’évolution de la technique

La technique n’est pas un mal en soi, au contraire elle est la voie par laquelle le corps et l’esprit humain dévoilent leur potentialité. Même dans l’hypothèse que l’homme vivait autrefois à l’état sauvage, il aurait toujours déployé un minimum de technique pour s’adapter à la vie dans la jungle ou dans la savane. De toute évidence, l’homme n’avait jamais songé à renoncer à la technique, car cette dernière lui a été bénéfique sur tous les plans. L’idée selon laquelle cette pratique nuirait à l’humanité provient en effet de la dépendance à ces créations, où elles deviennent la pièce incontournable autour de laquelle les autres objets se définissent. En guise d’illustration, il nous est impossible de vivre dans une maison sans eau courante et sans électricité : nous sommes alors incapables d’adapter notre corps à un tel milieu, et notre intelligence est même à court d’idée devant une situation imprévisible. Dans L’avenir d’une illusion, Freud fait cette remarque : « Mais quelle ingratitude, quelle courte vision que d’aspirer à l’abolition de la culture ! Ce qui resterait alors serait l’état de nature, et celui-ci est de beaucoup plus difficile à supporter ». En vérité, l’idée de se passer de la technique renvoie à celle de rompre avec la technologie. Certes, ce projet est actuellement très en vogue, mais il a émergé à cause des problèmes écologiques actuels. Nous pouvons toujours rester optimistes sur la quantité de ressources que nous réserve la planète, on ne sait pour combien d’années et de générations. Toutefois, un questionnement philosophique concernant l’essence de la technique devient une urgence, ne serait-ce que selon un point de vue individuel. La technique est censée nous apporter une utilité ainsi qu’une qualité de vie meilleure, ce qui n’est pas le cas de la technologie. Cette dernière nous propose au contraire un mode de vie oisif, avec la sensation d’être à l’affût de plus de performance et plus de spécialisation pour nos outils. Selon une vision peu optimiste, Jacques Lafitte constate dans son ouvrage Réflexions sur la science des machines : « Devons-nous faire nôtres, sans conteste, ces visions simplistes, mais inorganiques, de notre vie future : un peuple immense, sans connaissance et sans vouloir, faisant toujours retour aux instincts primitifs, et séparé de lui, une élite mécanicienne ? » A proprement parler, le renoncement à la technologie implique un bouleversement total de l’ordre social, notamment pour la répartition des secteurs économiques, l’organisation du milieu urbain, ou encore pour le rythme du commerce et du transport. D’un point de vue écologique, il est vrai qu’un changement s’impose à l’échelle mondiale, mais les effets escomptés reviennent sur ceux précédemment cités, qui sont lourds de conséquences. Cela dit, puisque l’homme n’a pas pu se passer de la technique, elle en a fait son activité principale en la transformant en technologie. Désormais, le projet d’adopter une vie simpliste à grande échelle, en recourant à des techniques archaïques mais efficaces, est de l’ordre de l’utopie. Kant disait d’ailleurs : « Un vain regret : c’est le fantôme de l’Âge d’or, si vanté des poètes, où nous serions délivrés de tous les besoins imaginaires que crée en nous le luxe ».

Conclusion

La technique n’est pas de l’ordre des théories scientifiques ou des œuvres d’art, d’ailleurs retracer une histoire de la technique est une tâche pénible, sauf dans le cas des inventions technologiques. Cela dit, les variétés de technique qui existent sont inspirées du monde naturel où vit chaque groupe d’homme déterminé, mettant à la disposition des hommes des matériaux robustes ou précaires, ce qui aiguise leur façon de s’adapter et d’imiter. Mais plongé dans ses préoccupations quotidiennes, l’homme s’attelle à ses besognes en se concentrant sur sa performance. Il oublie aussitôt l’essence de son labeur, à savoir savourer le repos après une œuvre achevée : son rythme de vie consiste désormais à faire le maximum dans l’accumulation des biens et de les consommer sans réfléchir. Qui plus est, la création d’outils performants reflète d’une part la fierté d’avoir réformé le système productif, et d’autre part la métamorphose de la structure de la société, adulant les métiers relatifs à la technique. À présent, l’homme s’est passé de la technique pour la remplacer à la technologie, cependant cette dernière tue notre capacité individuelle à être un technicien. La valeur de l’homme se mesure-t-elle à sa capacité à créer ?

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