Dissertations

Peut-on désirer en dehors du corps ?

Ecrit par Toute La Philo

Dissertation de Philosophie (corrigé)

Introduction

Pour connaître l’essence de l’homme, nous sommes amenés à découvrir l’instance qui le différencie des animaux et des simples objets inertes. La conception classique le décrit comme un ensemble formé par un corps et un esprit, mais les penseurs se penchent majoritairement à privilégier l’esprit, qui est la faculté nous ouvrant à la connaissance et au discernement. Le corps, par contre, est considéré comme source d’erreur et d’opinion, et ne régit que des fonctions vitales, ce qui nous fait ressembler au reste du monde animal. En ce sens, le désir tire son fondement de l’activité corporelle, et sa nature violente ébranle les calculs bien posés faits par la raison. Freud explique dans son Introduction à la psychanalyse : « Il est facile de se rendre compte que l’exercice de cette fonction, loin d’être toujours aussi utile à l’individu que l’exercice de ses autres fonctions, lui crée, au prix d’un plaisir excessivement intense, des dangers qui menacent sa vie et la suppriment même assez souvent ». L’auteur fait ici référence à la sexualité, en se questionnant sur sa véritable attribution dans le corps humain. Sachant que le désir impose sa force sur le psychisme humain à travers l’attente d’un plaisir qui surpasse toutes les autres sensations, ses conséquences sont des plus dévastatrices. En voulant nier le désir, avons-nous également le devoir de sanctionner le corps ? Ce questionnement mérite d’être élucidé à travers trois paragraphes distincts, dont le premier traite du désir comme origine et finalité de l’agir humain ; le second élargit notre champ de pensée sur la possibilité d’un désir affranchi du corps ; et le troisième fera une synthèse sur la destinée de l’homme, où ses mobiles se ramènent à briser les chaînes qui l’oppriment, y compris celle du désir.

I) Le corps est le véritable foyer du désir

À travers nos organes de sens, nous sommes en interaction avec le monde qui nous entoure. Les couleurs, les senteurs ou encore la fraîcheur sont autant de sensations qui affectent notre corps, qui se transmettent en guise d’informations à notre cerveau pour réagir selon nos besoins. En effet, ces données ne sont jamais neutres face à nos fonctions physiologiques, car elles permettent des jugements, des évaluations qui sont relatées avec les autres informations que nous possédons déjà. Il se peut que des phénomènes qui passent sous nos yeux, mais dont nous n’avons pas conscience, n’aient pas une emprise sur notre attention. La raison en est que notre état d’esprit n’est pas tendu vers cette chose, et non pas que nos sens soient affaiblis. Les informations qui sont éveillées dans notre esprit font que nous soyons conscients de notre environnement. Jules Lagneau illustre cette idée dans son ouvrage Célèbres leçons et fragments : « La perception est en apparence une intuition immédiate. L’esprit semble passif, alors qu’il est actif. Le côté actif de la perception, l’esprit n’en a généralement pas conscience ». Le jugement sur les impressions sensibles forme l’origine du désir, car au cas où nous constatons que l’objet est laid, aucun désir ne surgira en nous. Soulignons que ce jugement n’est pas tout à fait une affaire de la raison, mais plutôt de la sensibilité, puisque la raison opère plutôt sous forme de formules préétablies. En vérité, les sensations offertes par le contact avec ces objets procurent en nous un plaisir purement sensoriel, et que nous souhaitions prolonger dans le temps. Combler des désirs comme la faim, la soif ou encore le sommeil engendre certes un plaisir, cependant nous n’éprouvons pas l’utilité de manger ou de boire quand l’envie n’y est pas. Le désir qui pose problème est celui où nous ressentons le plaisir de manger même lorsqu’on n’a plus faim. Ce passage de l’ouvrage Monde des animaux et monde humain l’illustre clairement : « Il ne nous intéresse pas de savoir quelles sensations gustatives raisins ou fruits confits réservent au gourmet ; nous constatons seulement qu’ils deviennent des caractères perceptifs de son milieu, parce qu’ils ont pour lui une signification biologique particulière ». Il est donc tout à fait naturel au corps de désir, et surtout de désirer quelque chose qui fait plaisir aux sens. Tant que nos sens exercent pleinement leurs fonctions, nous ressentirons toujours du désir, celui qui dépasse les simples besoins corporels. Quant à son accomplissement, cela requiert un jugement sain de la part de la raison, d’une part pour savoir si l’objet de mon désir existe réellement, et d’autre part afin de définir si cet objet m’est accessible par les moyens dont je dispose. Puisque le plaisir tant escompté n’est pas encore effectif, la quête de l’objet sera donc poussée par l’intensité du désir actuel. Voici un exemple fourni par Descartes dans son ouvrage Les passions de l’âme : « Ainsi, lorsqu’on rencontre inopinément quelque chose de fort sale en une viande qu’on mange avec appétit, la surprise de cette rencontre peut tellement changer la disposition du cerveau qu’on ne pourra plus voir par après de telle viande qu’avec horreur, au lieu qu’on la mangeait auparavant avec plaisir ».

Le désir est essentiellement la recherche d’un plaisir ressenti au niveau corporel, et validé par les idées reçues concernant l’objet du désir. Toutefois, les centres d’intérêt de l’homme ne se limitent pas au niveau de son corps, mais il aspire également à des grandeurs provenant de l’activité de son esprit.

II) Les prouesses effectuées par l’esprit font la valeur de l’homme

En général, le plaisir peut être ressenti par la plupart des animaux, bien que ce soit à un degré différent. Toutefois, le plaisir purement humain, c’est-à-dire celui qui le transporte vers le bonheur, envahit son esprit, et il peut en avoir conscience même en l’absence de l’objet. Atteindre l’objet du désir est une chose, évaluer la qualité du plaisir qui en découle en est une autre. Le plaisir est là, certes, mais en y pensant, nous sommes livrés au fait que nous ne disposons que ce plaisir pour valoriser notre existence. À y réfléchir de plus près, cette idée renvoie à cette citation de Lucrèce tirée de son livre De la Nature : « Mais le bien que nous n’avons pu atteindre encore nous paraît supérieur à tout le reste ; à peine est-il à nous, c’est pour en désirer un nouveau et c’est ainsi que la même soif de la vie nous tient en haleine jusqu’au bout ». Soulignons que même si ces plaisirs étaient durables, de sorte que nous avons la pleine capacité de les reproduire indéfiniment, nous tomberons nécessairement dans une lassitude profonde devant une telle abondance. En effet, la recherche de l’abondance est dans le but de sécuriser nos besoins dans l’avenir, tandis qu’un plaisir multiplié à l’infini n’a aucun sens. Dans ce cas, la joie que nous éprouvons dans un métier, même si la tâche est répétitive, est toujours renouvelée, puisque cette activité a un sens. D’ailleurs, le plaisir de travailler provient de la sensation selon laquelle nous sommes à la fois utile pour les autres et valorisés par ce que nous avons fait. Pour Alain, « un travail réglé et des victoires après des victoires, voilà sans doute la formule du bonheur ». Il est vrai que nous ne pouvons pas faire totalement abstraction de notre corps, car nous sommes obligés de conserver notre santé et de nous préoccuper de notre hygiène. Mais il n’est de chose plus désagréable que de voir un esprit inculte dans un beau corps, ou bien une personne avec une apparence impeccable mais dotée d’un mauvais caractère. En effet, chacun admire intérieurement les gens qui ont de l’esprit, et aspire également à le devenir. Cette catégorie de désir projette alors l’individu vers une amélioration de soi, et dont les conséquences affectent également la qualité de nos relations sociales. A la fois utile et agréable, la vertu est une qualité qu’on retrouve rarement chez les gens, c’est pourquoi nous la désirons. Kant, dans son Fondement de la métaphysique des mœurs, la décrit ainsi : « La modération dans les affections et les passions, la maîtrise de soi, la puissance de calme réflexion ne sont pas seulement bonnes à beaucoup d’égards, mais elles paraissent constituer une partie même de la valeur intrinsèque de la personne ».

Poursuivre les désirs corporels semble satisfaisant à première vue, cependant se livrer corps et âme à cette inclination est le signe d’un manque de sagesse. Puisque le désir de la vertu est ce qui convient le mieux à l’homme, il fera un excellent contrepoids face à l’immédiateté du corps.

III) La mise en veille du corps nous oriente vers la philosophie

Avec un peu de recul, l’homme sera persuadé des avantages d’une existence libérée des choses superflues, des artifices admirés par la foule et de la pression faite par l’entourage en vue d’acquérir quelques honneurs. Les valeurs auxquelles il aspire sont donc d’un autre rang, ce qui est issu d’une éducation solide, d’une persévérance acharnée et d’un véritable dépassement de soi. En d’autres termes, l’homme doit désirer ce qui donne du sens à sa vie, et le plaisir qui en découle devrait le valoriser et se renouveler naturellement pour le pousser continuellement dans cette voie. Eric Weil disait d’ailleurs dans sa Philosophie politique : « Selon l’idéal théorétique, seul le philosophe serait un homme complet et que lui seul pourrait atteindre un bonheur qu’il a défini selon ses propres convenances ». Il serait prétentieux de déclarer que le philosophe soit un individu doté d’un caractère irréprochable, et pour qu’on puisse se libérer de la tyrannie du corps, il faudrait nous convertir dans cette carrière. A proprement parler, le comportement du philosophe incarne l’état d’esprit idéal qui nous enseigne à briser nous-mêmes nos chaînes. Le désir qui ne fait pas intervenir le corps est par excellence la philosophie, qui est par définition l’amour de la sagesse. Tout un chacun possède les capacités à s’atteler à la philosophie à travers son quotidien, sans pour autant prétendre à dépasser le monde entier en matière de sagesse et de vertu. C’est ainsi que Bergson souligne, dans Les deux sources de la morale et de la religion, le véritable apport de la philosophie : « Quand le philosophe, s’enfermant dans la sagesse, se détache du commun des hommes, soit pour les enseigner, soit pour leur servir de modèle, soit simplement pour vaquer à son travail de perfectionnement intérieur, c’est Socrate vivant qui est là ». Certains penseront que la philosophie déborde du cadre du désir, car ce dernier est marqué par le sceau de la corporéité. Toutefois, nous pouvons mettre une extension à cette idée, de sorte qu’être amoureux implique tout simplement une tension vers la chose, quelle qu’en soit la nature. Certes, le renoncement définitif au corps et à ses désirs est l’équivalent de se donner une mort lente. Pour cela, la vertu est le seul désir qui puisse rivaliser avec les désirs corporels, et même dépasser ces derniers. Dans son livre Ethique, Spinoza ira plus loin en affirmant : « La béatitude n’est pas le prix de la vertu, mais la vertu elle-même, et cet épanouissement n’est pas obtenu par la réduction de nos appétits sensuels, mais c’est au contraire cet épanouissement qui rend possible la réduction de nos appétits sensuels ».

Conclusion

Le désir provient alors de cette intervention des sens, mais également du jugement selon laquelle cet objet présente des critères de beauté. C’est ainsi que la recherche continue de l’objet en vue de revivre le plaisir est le propre du désir. Sachons que le désir s’entretient par la vue de l’objet ou par le maintien de l’idée selon laquelle il est réellement désirable. Toutefois, il est des cas où le plaisir nous déçoit, non seulement parce qu’il est éphémère, mais également parce qu’il nous dévoile le grand vide à l’intérieur de nous. Sachant que le plaisir renvoie au corps, ce qui est en dehors du corps n’est pas nécessairement une souffrance : nous pouvons très bien trouver du plaisir à effectuer nos activités quotidiennes, une fois que nous y découvrons un sens pour notre existence. Il faut donc désirer les qualités du philosophe afin de se cultiver soi-même, mais également en vue de renoncer aux plaisirs qui nuisent le corps et l’esprit. Poussé par le désir, l’homme peut-il tout faire ?

 

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