Dissertations

L’accomplissement du désir mène-t-il au bonheur ?

Ecrit par Toute La Philo

Dissertation de Philosophie (corrigé)

Introduction

En faisant l’inventaire des inventions et des découvertes faites par l’homme, celui-ci devrait être le plus comblé parmi tous les êtres vivants. Et pourtant, l’animal qui possède la forme minimale d’intelligence ne s’est jamais plaint de ne pas avoir atteint le bonheur, mais se concentre uniquement à assurer sa survie. Le bonheur devient un problème existentiel pour les philosophes, tandis que les hommes du commun s’acharnent, pour leur part, dans sa quête sautant d’un objet à un autre. Conçu comme étant lié au désir, le bonheur devient un concept flou, d’une part à cause du caractère fugitif du désir, et d’autre part parce que l’homme recherche perpétuellement à combler ses désirs. « Ces émotions en dilatant le cœur, en le desséchant et en épuisant ainsi les forces, montrent que les forces sont à diverses reprises tendues par des représentations, mais laissent constamment retomber l’âme dans la lassitude, par impossibilité d’aboutir ». Ce passage du Critique du jugement de Kant laisse penser qu’il existe une tension entre la pensée qui imagine l’objet du désir et, ce point étant crucial, son inexistence dans la réalité. Par la suite, il est inconcevable pour l’esprit de s’arrêter net dans la recherche de cet objet, par peur de réaliser que le bonheur qui en résulte serait impossible à atteindre. Un désir mérite donc d’être poursuivi parce que l’homme aspire au bonheur une fois ce désir comblé. Suffit-il de supprimer les désirs pour que l’homme ne puisse plus concevoir le concept de bonheur ? Cette problématique sera traitée en trois parties consécutives : premièrement, le désir est un attribut inséparable à l’homme ; deuxièmement, faire triompher le désir est un acte insignifiant ; et troisièmement, l’accomplissement du désir ne mène pas nécessairement au bonheur.

I) Le corps et l’esprit de l’homme sont les principaux substrats du désir

Placé dans le monde, l’homme a conscience des objets qui l’entourent et connaît par expérience leurs utilités respectives en termes de survie. Mais à la différence des animaux, il opère vis-à-vis de son milieu en fonction de sa vision des choses et de sa volonté, et non pas selon un simple mécanisme. Et surtout, l’homme est mû par le désir : essentiellement, son origine est la qualité de l’objet, ajouté à l’idée que l’on se fait préalablement de celui-ci. Platon souligne dans son ouvrage La République : « Si la soif est un désir, c’est le désir de quelque chose de bon, quel que soit son objet, soit la boisson, soit autre chose ; et il en est ainsi des autres désirs ». Sans entrer en détail sur la définition du bon ou du beau, il est d’une évidence telle que ce qui plaît à l’esprit et aux sens suscite le désir. Ce qui différencie le désir d’une simple pulsion physique est donc cette appréciation de la part de l’esprit pour le cas du désir, où il ne suffit pas de se soulager à travers un objet quelconque, mais de ressentir une certaine attirance même en l’absence de l’objet. Le plaisir suscité par la possession de l’objet désiré offre par la suite une satisfaction intérieure, que l’on nomme bonheur. Il n’y a jamais eu de désir sans objet, ou de bonheur en voulant se plonger dans le vide : le bonheur est donc ce désir de plénitude à travers son propre être. Ernst Bloch l’a illustré dans son Principe de l’espérance : « C’est l’estomac qu’il faut apaiser. Son désir est précis, et il est impossible d’échapper à la pulsion qu’il commande et qui ne se laisse d’ailleurs jamais réprimer longtemps ». En effet, le concept de vide reflète un manque, une négation, une imperfection, et c’est à travers la conscience de ce vide que naît également le désir, c’est-à-dire le désir d’une perfection et d’une plénitude. Parallèlement, la conscience d’un désir particulier se fait en relation avec le corps, autrement dit désirer quelque chose signifie vouloir que la chose soit en relation proche avec mon corps. Il en est de même pour le désir de gloire ou d’éternité : c’est mon corps que je voudrais garder éternellement, ou c’est mon corps que je voudrais être couvert d’éloges par les autres. Cela signifie que le bonheur est le concours de plusieurs désirs satisfaits selon leur ordre de priorité sur le corps. Comme ce qu’a dit Épicure : « Parmi nos désirs, les uns sont naturels, les autres vides, et parmi les premiers, certains sont nécessaires, d’autres naturels seulement. Parmi les nécessaires, les uns le sont au bonheur, d’autres à la tranquillité continue du corps, d’autres enfin à la vie même ».

Les choses que nous désirons se rapportent à notre corps, et où la non-obtention de cette chose désirable tiraille notre état intérieur pour nous éloigner du bonheur. Mais à travers une réflexion plus poussée, la raison peut très bien dissocier le bonheur et le désir.

II) Le désir corrompt pour pouvoir régner en maître sur le corps

Capable de faire un recul devant les faits, la pensée philosophique analyse le problème du bonheur en se concentrant sur la nature imparfaite du corps et du désir. La réalité l’atteste clairement, l’insatisfaction de l’homme provient de la conscience selon laquelle son corps est destiné à périr et que les divers objets servant à assouvir ses besoins ne l’empêcheront pas à aboutir à cette fin certaine. Par la suite, le sujet sera plongé dans une apparence de plénitude comprise comme un non-sens, pour plonger ensuite dans un vide qui recherche constamment à être rempli par autre chose. Alain a illustré cette idée par ce passage d’Éléments de philosophie : « Le désir de chair, si vif, si tôt oublié, si aisé aussi à satisfaire, peut bien donner lieu à une sorte de passion ; c’est à voir, mais cette passion n’est pas l’amour ». En ce qui concerne la passion, qui est une forme déguisée du désir, la pensée donne raison et de l’ampleur au désir, de sorte que l’acte de le satisfaire devient légitime, tout en occultant ses méfaits. Celui qui est entraîné par la passion pense qu’il a conscience des dangers qu’il court, mais croit être armé de courage pour les affronter, de sorte qu’il puisse faire de sa vie un épisode héroïque. Mais en vérité, les personnes passionnées ne pensent pas, et si elles le font, elles posent préalablement comme justification à atteindre la poursuite des désirs. C’est ainsi que Jean-Paul Sartre se prononce : « C’est qu’on ne désire pas une femme en se tenant tout entier hors du désir, le désir me compromet ; je suis complice de mon désir. Ou plutôt le désir est tout entier chute dans la complicité avec le corps ». En observant de près les conséquences de la soumission entière du corps au désir, nous constatons que l’accomplissement du désir devient alors une fin en soi, sans viser autre chose que celle de créer indéfiniment des objets à désirer pour les rejeter ensuite. D’un point de vue pragmatique, il est vrai que la multiplication des besoins et la création des désirs font avancer la société en créant des richesses relatives à ces demandes. Or, cela ne nous empêche pas de signifier ces actes en leur juste valeur, car le désir nous transforme en des machines et des automates, toujours prêts à répondre au moindre appel de notre corps sur l’attrait des choses qui lui sont extérieures. En accordant beaucoup d’importance à nos désirs, voici ce que nous répond Schopenhauer, dans Le monde comme volonté et comme représentation : « Mais dès qu’ils sont atteints, ils ne sont plus les mêmes ; on les oublie, ils deviennent des vieilleries, et, qu’on se le cache ou non, on finit toujours par les mettre de côté, comme des illusions disparues ».

Le plaisir d’avoir accompli les désirs corporels est de même intensité que la déception et le vide qui s’ensuivent, ce qui pousse indéfiniment l’homme à reproduire vainement ce processus. Ainsi, le bonheur qui repose sur les désirs est également une illusion qu’on tente de maintenir sans succès.

III) Il est possible de concevoir le bonheur sans faire intervenir les désirs

S’il est dit que le désir est vanité et poursuite de vent, il vaudrait mieux les supprimer, mais c’est un projet facile à concevoir qu’à réaliser. En effet, le monde humain est caractérisé et mobilisé par le désir, que ce soit pour l’organisation de la société ou dans les rapports inter individuels, à tel point que si on supprimait le désir, les hommes se réduiraient à se comporter avec simplicité et naturel au même titre que les animaux. Afin de pouvoir nier le désir sans nuire à la nature humaine, il convient d’expliciter ce projet selon son sens philosophique, à savoir de ne pas mettre au centre de son existence la possession des choses de ce monde. C’est ainsi qu’Épictète se prononce dans ses Entretiens : « Souviens-toi que non seulement le désir d’une charge et des richesses abaisse les hommes et les assujettit à d’autres, mais encore le désir de la tranquillité, du loisir des voyages et de l’érudition ». Il est vrai que certaines choses citées par l’auteur procurent aisément le bien-être pour l’homme. Ce qu’il nous reproche est notre sensation intérieure qui nous entraîne dans un mal-être complet une fois qu’il nous est impossible d’acquérir cet objet ou cette situation particulière. Pour éviter cet inconfort, tâchons de ne pas désirer, c’est-à-dire de le faire taire dès qu’il surgit. En effet, un désir n’est jamais neutre, car il requiert un parfait accomplissement et non un simple soulagement avec le premier objet dont nous disposons. Le désir affecte notre état d’âme, c’est pourquoi nous n’arrivons pas à être heureux avec ce qui se passe. L’écoulement des choses dans ce bas monde n’a pas été conçu conformément à notre pensée, et encore moins à chacun de nos désirs. « Un travail réglé et des victoires après des victoires, voilà sans doute la formule du bonheur », écrit Alain. La réussite de nos entreprises n’est pas formulée d’avance, elle n’est pas le fruit du hasard. Mais quand elle se produit, elle procure un contentement durable dès que nous  nous en souvenons, ce qui mérite le nom de bonheur. Les désirs existeront toujours tant que ce monde est peuplé d’hommes, or la satisfaction qu’il procure ne peut être vivifiée qu’en reproduisant l’acte dans le temps présent. Cela dit, le désir et ses corollaires n’affectent pas l’esprit. Le bien-être du corps est nécessaire pour la tranquillité de l’esprit, et aide seulement ce dernier à se concentrer sur ses activités. Il se peut que nous ne parvenons pas à accomplir nos désirs, mais le cas contraire peut également se produire, en tout cas il faut rester neutre à l’égard de ces deux situations. Comme disait Descartes dans Les passions de l’âme : « Il me semble que l’erreur que l’on commet le plus ordinairement touchant les désirs est qu’on ne distingue pas assez les choses qui dépendent de nous de celles qui n’en dépendant point ».

Conclusion

Par la présence d’un objet ou par sa représentation mentale, l’homme ne sera aucunement poussé à agir ou à se préparer à agir sur l’objet s’il ne le désire pas. Et nul ne peut non plus parler de bonheur en faisant abstraction du plaisir du corps, parce qu’aucun plaisir ne peut surpasser la satisfaction du corps et ne peut passer avant celui-ci. Néanmoins, l’objet du désir comble le corps seulement de façon éphémère, quelle que soit l’intensité de ce désir. Ainsi, en désignant ce désir comme étant une passion, la pensée accepte le fait que laisser libre cours aux passions mènerait au bonheur. Puisque l’homme est incapable de fixer dans le temps le plaisir ressenti par son corps, il se rendra compte de son erreur en voulant se fier à l’objet de son désir. Le bonheur, signifiant une véritable paix intérieure, ne peut être assimilé à l’accomplissement des désirs. Le problème du désir crée une ambivalence dans la pensée philosophique, et autant de troubles psychologiques dans le quotidien des hommes. En le séparant du désir, le bonheur ne deviendrait-il pas un concept utopique ?

A propos de l'auteur

Toute La Philo

Laisser un commentaire