Dissertation de Philosophie (corrigé)
Introduction
De son étymologie latine, l’expérience est traduite littéralement par « faire l’épreuve de ». De l’usage général de la notion, avoir l’expérience de quelque chose signifie tout simplement en avoir la présence sensible. Nos faits d’expériences nous montrent qu’elle s’apprécie souvent d’une manière subjective, puisque les phénomènes se défilent dans les perspectives. D’un point de vue, un tour carré au loin apparaîtrait rond. Dès lors, on se demande si l’expérience ne serait pas une source d’illusion. D’un côté, l’expérience en s’accumulant ne permet-elle pas de définir finalement des connaissances fiables ? Dans un sens, l’expérience est aussi cet enrichissement d’une pratique qui s’affine au fur et à mesure. En science, elle semble même avoir le dernier mot sur la pertinence d’une hypothèse. Comment se fait-il alors que l’expérience puisse nous induire à des perceptions erronées, mais aussi nous en sauver ? Pour dépasser cette apparente contradiction, nous allons d’abord examiner en quoi exactement elle produirait, si l’on peut dire, de l’irréel alors qu’elle est en elle-même du réel. Ensuite, il faut examiner justement la valeur cognitive de sa concrétude. Enfin, nous éclaircirons ce qui prête à confusion dans le concept même de l’expérience et du rôle qu’elle joue par rapport à la réalité des choses.
I – L’expérience n’est pas objective
1. L’expérience nous trompe par l’habitude
L’illusion de l’expérience se forme d’abord dans l’habitude. Être en présence d’un phénomène régulier nous accoutume souvent à former un esprit inductif. Le raisonnement inductif consiste à conclure le déterminisme d’un fait par sa régularité. Si un tel fait est régulièrement suivi d’un autre, alors il y aurait forcément une causalité nécessaire entre les deux. Le problème de ce genre d’induction est qu’il est absurde de vérifier en tous lieux et en tout temps la présence d’un tel déterminisme. Dès lors, on est facilement plongé dans la perspective réduite de l’expérience habituelle. Car en effet, on est toujours situé à un certain point de vue particulier du phénomène dont on saisit que la partie d’un tout. Par exemple, l’expérience limitée que l’on se fait d’un soleil qui se lève à l’Est et se couchant à l’Ouest réduit considérablement le système héliocentrique soutenu par l’impartialité d’une déduction rationnelle.
2. L’instabilité de la particularité de l’expérience
Mais ensuite, plus fondamentalement, la source d’illusion serait-elle donc dans l’aspect toujours particulier de l’expérience ? Comment se fait-il qu’un même phénomène peut opposer différentes expériences ? Il ne faut pas en fait simplifier l’idée de « phénomène ». Le phénomène est ce qui apparaît dit-on, mais plus exactement il est ce qui est présenté à ma conscience par mes sens et ce que je perçois. Cette présentation diffère d’une personne à une autre de deux manières. D’un, elle diffère selon les conjectures de différentes conditions de l’observation. L’observation d’un phénomène est la circonstance de nos capacités sensorielles, de notre position d’observation et de la disposition de l’objet observé. Ce qui amène dans l’exemple de Descartes que le tour carré vu de loin peut paraître rond. Mais encore, de deux, comme nous l’avons vu auparavant, à notre observation s’ajoute la familiarité des habitudes. Les habitudes précédentes en confortent de nouvelles de sorte qu’on soit plongé dans la complexité monumentale de l’illusion de la particularité par les fondements subjectifs qui corrompent notre raisonnement.
On peut comprendre pourquoi l’expérience semble naturellement être illusoire du fait de sa nature d’être particulier. Il reste néanmoins absurde d’affirmer que ce contact direct avec la réalité n’apporterait rien de celle-ci qui ne soit identifiable.
II – L’expérience est la condition de la connaissance
1. L’expérience est la source inconditionnelle de la connaissance du réel
Tout d’abord, il faut reconnaître à l’expérience qu’elle est nécessaire pour former une conscience de la réalité. L’expérience comme nous l’avons vu, apporte la présence du réel par les phénomènes. Mais cela ne s’arrête pas là, l’expérience dans sa portée est partout, dans l’élaboration d’une connaissance du réel en passant par la source inconditionnelle. Prenons l’exemple des empiristes que même les idées aussi formelles soient-elles sont justement des « formes ». Et donc, pour reconnaître une telle ou telle forme afin d’opérer avec exactitude sur leurs articulations, il nous faut les reconnaître distinctement par leur sensibilité. Le langage mathématique, aussi abstrait que qu’on se le représente, ne s’opère pas dans un vide inconcevable puisque justement pour se concevoir, il a besoin d’unités de signes distinctifs. L’idée de John Locke est qu’ « il n’y a rien dans l’entendement qui n’ait d’abord été dans les sens ». La connaissance est le produit de l’association plus ou moins complexe des impressions sensibles. Les impressions les plus simples sont les sensations les plus distinctes, soit par la forme, le toucher, le son, etc. Ensuite on les compose dans des complexités qui forment une unité hétérogène qui substantialise le phénomène et sera imprimée dans la mémoire pour être destinée à être reconnue.
2. La nature de l’expérience à être particulier nous permet d’identifier l’originalité des phénomènes
L’aspect de la particularité des phénomènes n’induit pas toujours à l’illusion. Au contraire, cette particularité peut être fondamentalement honnête. Il faut d’abord noter que le concret en lui-même ne peut originairement se donner et s’affirmer que dans la particularité. Nous l’avons vu, sa présence à notre conscience qui unifie les différentes données sensorielles, est le produit d’une circonstance particulière. Ainsi, il paraît impossible que la conventionalité des mots, aussi subtile soit-elle, à elle seule peut rendre grâce d’une manière fidèle à l’originalité de l’expérience sensible. Le mot « doux » n’est pas le goût de la douceur en elle-même. Le descriptif n’a de priorité que la communication et non la sensibilité. Pour comprendre, de com-prendre ou « prendre avec » les phénomènes, il faut se frotter avec eux dans un esprit purifié de toute représentation à priori. C’est-à-dire qu’il faut se débarrasser des idées préconçues de l’abstraction rationnelle de la raison pour avoir une relation originale avec le réel, soit avec le « ce qui est ». Nous remarquons alors que la véritable source d’illusion est de donner trop de crédit à la généralisation de l’abstraction. L’expérience sensible du particulier permet de « tailler sur mesure » les idées pour les appliquer d’une manière adéquate à l’observation. Par souci d’une véritable transparence, il faut toujours les interpréter à partir des données actualisées de l’expérience sensible. Fondamentalement, si on ne peut échapper aux diverses particularités du monde concret, il faut nécessairement recourir à sa sensation pour définir, appliquer et vérifier notre conscience de celui-ci.
Nous comprenons alors que pour dépasser cette contradiction entre l’expérience qui induit en erreur et qui pourtant produit les connaissances, il est important d’éclaircir son véritable rôle dans son rapport au réel.
II – La position de l’expérience dans notre rapport au réel
1. Ce qui est source d’illusion est fondamentalement l’entendement
En fait, il faut d’abord rendre à César ce qui est à César, à l’expérience ce qui est à l’expérience et à l’entendement ce qui est à l’entendement. L’expérience ne dit rien, elle ne pense pas ; elle ne fait que « donner ». L’expérience est l’«épreuve » originaire et inconditionnelle de la réalité. Soit, elle n’est pas ce qui opère son interprétation à travers l’entendement, « ce que l’on entend par ». L’entendement est l’opération de la raison sur les expériences sensibles pour les former en des représentations identifiables. Locke, dans son Essai sur l’entendement humain nous disait bien :« il [l’entendement] a la puissance de les [les expériences] répéter, de les comparer, de les unir ensemble avec une variété presque infinie ; et de former par ces moyens de nouvelles idées complexes ». Fondamentalement, l’entendement est ce qui, par la généralisation de l’abstraction, donne un caractère stable à notre perception du réel. Il a un rôle essentiel dans la saisie de ce dernier. Le danger d’une illusion est que, d’un, par sa généralisation il peut omettre des qualités essentielles qui font l’originalité d’un phénomène. De deux, par sa nature d’identification, il peut tout ramener à ce qu’il reconnaît comme familier. Ainsi, dans cette idée d’ « étrangeté », il risque de réduire l’objectivité de l’interprétation du phénomène, mais aussi l’appréciation des nouveaux phénomènes. Ce qui concevait les habitudes n’est pas la simple reconnaissance des impressions sensibles de la mémoire, mais bien un système de synthèse organisatrice de sens en arrière-plan de notre conscience. On le remarque assez vite quand les nouvelles données d’une expérience plus précise corrigent notre conscience.
2. L’expérience n’est que la mesure nécessaire à la pertinence de nos idées dans le jeu nécessaire avec la condition phénoménale de notre rapport à la réalité.
Enfin, on conclut que l’expérience est une mesure. Mais cette mesure n’est pas celle de l’adéquation de notre entendement au réel, mais à ce que l’on appellerait le jeu des conditions phénoménales. Rappelons encore que le réel se présente en phénomène. Le phénomène est ce qui apparaît par la conjecture de plusieurs conditions de l’expérience. Malheureusement, rien ne peut nous garantir que les données de nos expériences et par analogie les opérations que la raison en fait, saisissent toute l’étendue d’un tout, de la réalité en dehors de la simple expérience des perspectives particulières. Il se peut que l’on soit cantonné dans une boîte dont la dimension est déjà préalablement conditionnée par notre manière sensible et rationnelle d’interagir avec les phénomènes, soit avec ce qui apparaît. Un exemple de ces conditions se trouve exactement dans notre principe logique. Comment se fait-il qu’on ne puisse concevoir l’Eternel si on devait l’approfondir rationnellement ? Soit ce qui n’a de début ni de fin, mais ce qui a été déjà, ce qui est là, et ce qui le sera toujours. Les conditions temporelles de notre raison ne le permettent pas. Il y a dans la raison une impossibilité virtuelle à dépasser ce qui semble être ses limites. Le problème est que la raison remplit ces vides grâce à l’imagination par des théories plus ou moins farfelues et celles qui ne sont ni contrôlées ni mesurables par l’expérience sont irréfutables. C’est pourquoi l’expérience sensible qui réalise dans tout son potentiel par l’expérience scientifique se doit de jouer le jeu du monde phénoménal pour nous prévenir des illusions même dans son rapport à ce dernier. Ce qui donne toute sa pertinence à l’expérience scientifique dans ce rapport au réel est qu’elle peut réfuter ce qui est réfutable. Ce qui au moins sépare les théories scientifiques et les simples spéculations et donne une marge de certitude non négligeable. De plus, grâce à l’expérience scientifique la science produit des théories matérialisées à l’instar des inventions qui sont dans un sens des théories « réalisées ».
Conclusion
Pour résumer, nous avons posé le problème selon lequel il serait inconcevable de concilier l’aspect à la fois particulier, et donc illusoire, de l’expérience et de sa pertinence à saisir le réel. L’expérience est apparue illusoire, elle n’est pas objective. L’expérience nous tromperait par l’habitude et de plus, elle est instable à fonder des connaissances. Toutefois, elle est apparue comme inconditionnelle à la formation de la connaissance comme elle est un rapport fondamentalement inconditionnel au réel dans la particularité même de la présence phénoménale de ce dernier. Cela nous permet tout simplement d’affirmer que la véritable source d’illusion est notre entendement interprétant nos données sensibles. L’expérience n’est en elle-même que la présence du réel comme phénomène. Par conséquent, nous devons jouer avec cette condition qu’est le concert de l’expérience et de la raison pour naviguer avec une manœuvre plus assurée dans l’obscurité des limites du monde phénoménal.